Au retour de ses vacances, l'été dernier, Mouffe avait dans sa boîte vocale un message urgent de Robert Charlebois: «Céline veut refaire Ordinaire. J'ai commencé à la transposer pour elle, mais c'est à toi de le faire.»

La parolière de cette chanson phare créée en 1969 s'est immédiatement mise au travail et, en septembre 2015, elle a transmis sa nouvelle version d'Ordinaire à l'équipe des Productions Feeling.

«Je l'ai sentie, j'ai fait comme tout ce que je fais dans la vie, instinctivement, sans savoir si c'était pourri, génial ou juste... ordinaire, se souvient Mouffe. Ils m'ont rappelée pour me dire que Céline était très contente et qu'elle demandait si elle pouvait juste changer le temps d'un verbe. Je me suis dit qu'elle aimait ça.»

Au téléphone depuis la France, Charlebois renchérit: « J'ai dit à Mouffe: [Céline] ne sera jamais ‟finie pis dans la rue" même si elle arrêtait de chanter demain matin et elle ne fumera pas du pot, mais peut-être qu'elle pourrait prendre une bière avec ses frères". Mouffe a fait vraiment quelque chose d'extraordinaire - le mot est faible - qui m'a fait dresser le poil quand j'ai juste lu le texte.»

Pour Mouffe, il ne s'agissait pas uniquement de féminiser la chanson, mais de faire en sorte qu'elle colle à la peau de sa nouvelle interprète.

«Je l'ai fait le plus simplement du monde en me mettant à sa place, dit-elle. Ordinaire, c'est une chanson de bum. Céline n'est pas une bum, c'est une princesse, mais dans la chanson, je dis: ‟Je suis une femme, pas une princesse" parce que je voulais montrer le côté féminin et humain de Céline comme Ordinaire montrait le côté intime de Robert qui peut douter, qui peut se remettre en question.»

Du vécu

À l'origine, le texte d'Ordinaire était un poème que Mouffe avait laissé sur le piano de Charlebois au retour d'un spectacle de Charles Aznavour. Le couple se remettait alors tant bien que mal de la déconfiture du spectacle La fin tragique de Suparchipelargo, écrit par Marcel Sabourin, à la Comédie canadienne [le TNM] - «un flop sanglant», dit aujourd'hui Charlebois. Le lendemain matin, le frisé en avait fait une chanson qu'il a travaillée par la suite avec son pianiste et directeur musical, le regretté Pierre Nadeau, dit le Gros Pierre.

«Céline m'intéressait d'autant plus qu'elle est vulnérable, explique Mouffe, qui a connu la chanteuse à 14 ans. Je n'aime pas les superhéros, j'aime la faille, j'aime là où la personne est atteinte. La vie n'est pas un conte de fées, c'est un combat, et là, Céline est dans le combat. Elle le fait bien, elle le fait dignement, la tête haute, et tu vois qu'elle a appris de toutes ces années-là. Maintenant, elle a du vécu.»

«Une chanson comme ça ne peut pas être chantée par quelqu'un qui est trop ordinaire, ajoute Charlebois. On n'imagine pas des jeunes qui font La voix ou Star Ac chanter Ordinaire. Faut avoir du vécu, et Céline peut la chanter. C'est une chanson de métier et, grâce à Mouffe, c'est peut-être la plus réussie de toutes les chansons de métier de la terre. Et puis, en plus, il y a tout le facteur humain qui ne vieillit pas : il y aura toujours la guerre, et la misère est là plus que jamais en ce moment.»

Charlebois se souvient que René Angélil adorait Ordinaire, mais cette demande est venue de Céline Dion elle-même. L'an dernier, il a reçu dans son appartement parisien une délégation des Productions Feeling venue lui montrer un message vidéo enregistré par la chanteuse.

«Elle me parlait de cette chanson-là et faisait toutes sortes de compliments. Elle disait: ‟Robert Charlebois, c'est notre Freddie Mercury". Faut croire que je chante mieux parce que pour moi, Freddie Mercury, c'est le top des tops dans la voix couteau, la voix qui porte [...]. Céline, c'est une fille qui a des émotions et des sensations. Je pense qu'elle arrive à une étape où elle n'a plus rien à prouver et il faut qu'elle fasse les affaires qu'elle aime. Elle a toujours fait des affaires fortes, mais elle est capable d'en faire des plus fortes encore.»

La My Way de Céline

Tout comme Mouffe, Robert Charlebois n'a pas entendu la nouvelle version de Céline Dion, mais il estime qu'Ordinaire pourrait devenir sa My Way, l'hymne de Frank Sinatra.

Scott Price, directeur musical et orchestrateur de la chanteuse, qui a travaillé à cinq chansons du nouvel album, est d'accord. Il parle même d'Ordinaire comme d'un grand moment (showstopper) du spectacle qu'elle donnera cet été en Belgique, en France et au Québec.

Ordinaire a été enregistrée en plusieurs étapes depuis décembre 2015 à Los Angeles, Las Vegas et Montréal. La voix de Céline Dion s'y est ajoutée juste avant la dernière séance de cordes. Price a senti tout de suite que cette chanson était dans les gènes de ses musiciens.

«C'est assez orchestré. Ça commence doucement, ça monte d'une octave et ça devient assez intense, merci. Ça rocke pas mal, dit-il en riant. La vraie magie s'est passée cette semaine. On l'avait répétée deux fois sans elle l'après-midi et, déjà, on sentait qu'il se passait quelque chose. Mais quand Céline est arrivée en soirée, elle l'a chantée comme s'il y avait du monde dans la salle. Fallait voir les regards que s'échangeaient les musiciens. Elle en a fait une interprétation très personnelle.

 - Elle vous a dit pourquoi cette chanson était importante pour elle?

 - Elle n'avait pas besoin de le dire. C'était évident. Les paroles lui vont comme un gant. Ça marche.»