La scène est plongée dans le noir. Sur la piste de danse, la foule, impatiente, attend l'arrivée du prochain DJ. Mais celui-ci se fait attendre. La foule commence à taper des mains et à scander son nom.

Des faisceaux lumineux balaient la salle. Une odeur d'encens se met à flotter dans l'air, tandis qu'une musique électro céleste s'élève. Et puis, subitement, un personnage surgi des ténèbres, portant cape et encensoir, saute sur la scène.

La musique explose alors qu'il se met à arpenter la scène et à haranguer la foule avec la souplesse et l'agilité d'un breakdancer. Bienvenue dans l'univers du Montréalais Lunice, étoile montante dans les clubs de la planète et DJ pas comme les autres.

Chez nous, Lunice n'est pas aussi connu que Céline Dion ni même que Louis-Jean Cormier. Mais sur le circuit électronique, il est de plus en plus sollicité, notamment grâce à Son Altesse Royale, le rappeur Kanye West. Ce dernier a repris une des musiques de Lunice, lui a ajouté des paroles et en a fait Blood on the Leaves, une des pièces maîtresses de l'album Yeezus, sorti en juin 2013.

Depuis, la valeur de Lunice, de son vrai nom Lunice Fermin Pierre II, a fait un bond, et les invitations à se produire dans des villes en Europe et aux États-Unis se sont mises à pleuvoir. En octobre dernier, Lunice a fait Londres, Dublin, Copenhague et Paris, avant de s'envoler vers São Paulo, au Brésil, puis de faire un détour par quatre villes américaines. Il repartira en tournée aux États-Unis à la fin du mois de janvier, avant d'aller faire un saut en Australie.

Un parcours singulier

Mais si je l'ai rencontré un peu avant Noël dans son studio de la rue Saint-Alexandre, ce n'était ni par accident ni par chance. C'était d'abord et avant tout parce que Lunice ne peut pas survivre longtemps sans revenir à Montréal, la ville où il se retrouve, se ressource et se réunifie.

«Dès que je suis trop longtemps parti de Montréal, je me sens perdu. Si je suis qui je suis, c'est bien parce que je suis né à Montréal et non pas à New York ou à Chicago. Ce qui me plaît, c'est que Montréal n'a pas de son spécifique. Ici, c'est complètement ouvert et libre», me confie-t-il en anglais, assis avec son chien whippet, surnommé Winston, dans le séjour attenant à l'immense console électronique où il compose, arrange et produit. Pas très grand, mais habillé avec style et élégance, Lunice parle français couramment, étant un enfant de la loi 101. Pourtant, il a tenu à faire l'entrevue en anglais «pour mieux exprimer [sa] pensée et [sa] philosophie de la vie», m'a-t-il expliqué un peu pompeusement. Heureusement, la prétention de la phrase a vite été neutralisée par sa gentillesse, sa verve et l'aspect très singulier de son parcours.

Singulier parce qu'au départ, la musique n'intéressait pas vraiment Lunice Pierre, né en mai 1988 d'une mère infirmière originaire des Philippines et d'un père haïtien, parti sans laisser d'adresse alors que Lunice n'avait que 8 ans.

Élevé avec sa soeur aînée, à Lachine, Lunice a passé une bonne partie de son enfance à dessiner aussi bien au Jardin des Saisons qu'à l'école secondaire Dalbé-Viau. «J'étais un enfant créatif qui dessinait tout le temps. Ça me vient de mon grand-père maternel, qui était tailleur. Je me souviens encore du Noël - j'avais 4 ou 5 ans - où il m'a montré comment dessiner un bonhomme de neige. Ce qu'il m'a montré, en fait, ce sont les bases du dessin.»

Dessiner venait combler l'aspect rêveur du jeune Lunice, mais pas son besoin de bouger et de briller aux yeux

des autres. C'est ainsi qu'à

14 ans, il devient un B-Boy - un breakdancer - dans le 701 Squad. Il n'est pas particulièrement athlétique, mais il a du rythme, du funk et de la souplesse.

«À travers le breakdance, j'ai découvert la musique. J'ai aussi découvert la culture hip-hop. Ç'a été une sorte de révélation: les graffitis, le scratching, le sequencing, le recyclage de musiques pop existantes. Tout ça comblait mon besoin de créativité, d'autant plus que pour moi, la créativité, ce n'est pas inventer quelque chose.»

Ne rien laisser au hasard

Lunice a été breakdancer jusqu'à 19 ans, participant même à la tournée Rona-Star, une tournée de mise en valeur des employés de Rona. «Un jour, poursuit-il, à force de danser sur des musiques qui faisaient plus ou moins mon affaire, je me suis dit: et si je faisais ma propre musique? J'avais 19 ans. J'ai produit mes premières pièces et, l'année suivante, j'ai lâché mes B-Boys pour tenter de devenir DJ.»

Sa première perfo à titre de DJ a eu lieu au Zoobizarre, rue Saint-Hubert. Mais très vite, Lunice s'est donné une sorte de règle d'or: n'accepter que deux contrats par mois à Montréal, quitte à continuer à travailler chez Rona ou à la SAQ pour gagner sa vie. Pourquoi?

«Pour ne pas devenir un DJ local. Pour garder toutes mes options ouvertes et ne pas me limiter à un seul marché. J'ai fait ça d'instinct, mais aussi parce que je suis quelqu'un de stratégique. On dit souvent que pour réussir, il faut être au bon endroit, au bon moment. Je n'y crois pas. Je pense que le succès se planifie. Que c'est tout sauf une affaire de hasard.»

On ne sait pas trop qui a inventé le métier de DJ. On sait seulement que le phénomène est né dans les clubs et les discos, qu'il a évolué au fil des décennies et qu'une nuit, au tournant de l'an 2000, dans la trépidation d'un rave, le DJ est sorti de l'ombre et de l'anonymat pour devenir une star, une icône culturelle et, surtout, un créateur à part entière.

Lunice, pour sa part, a voulu très vite changer les règles du deejaying en ne se contentant pas de tourner des platines ou de faire danser les gens sur des rythmes syncopés, mais en exploitant tous les artifices de la scène pour créer une ambiance presque théâtrale.

L'année avant le coup de fil de Kanye West, Lunice a été admis à la Red Bull Music Academy. Il s'agit, dans les faits, d'un stage et d'une classe de maître de deux semaines qui change de ville chaque année. Un jury reçoit et examine les candidatures provenant d'une soixantaine de pays. Deux groupes de 30 aspirants musiciens, compositeurs et producteurs sont choisis pour assister à ce séminaire, tous frais payés.

Lunice a eu le bonheur d'être choisi en 2011, l'année où l'Académie se déployait à Londres. Ce fut un formidable coup de pouce pour sa carrière internationale embryonnaire.

L'année suivante, Virgil Abloh, designer associé à Kanye West, a intégré dans son défilé parisien une des pièces que Lunice avait composées et produites avec son acolyte Hudson Mohawke, avec qui il forme le duo occasionnel TNGHT. Kanye West a entendu la pièce et a décidé sur-le-champ qu'il voulait travailler avec son auteur.

«Kanye m'a invité à Hawaii pour lui faire entendre ma musique, essayer des trucs en studio et discuter de notre idole commune: Miles Davis», raconte avec fierté Lunice, reconnaissant du même souffle que l'aventure avec Kanye lui a donné une nouvelle visibilité, des droits d'auteur et un accès aux plus grandes scènes internationales.

Aujourd'hui, Lunice n'est pas encore millionnaire, mais il gagne suffisamment bien sa vie pour avoir un comptable à New York et un autre à Vancouver pour gérer ses affaires. Il tient malgré tout à ce que sa base soit montréalaise, voire québécoise, même si ses références culturelles d'ici se résument à Fort Boyard et au Cirque du Soleil.

«Le fait français a fait toute la différence dans la construction de mon identité personnelle et créative. On ne pense pas de la même manière quand on parle deux langues. Chose certaine, je ne suis pas Américain, mais bel et bien Québécois et j'en suis reconnaissant. Je suis convaincu que c'est cette culture qui m'a préservé et a permis de tracer ma propre voie sans suivre celle des autres.»

L'année 2015 sera chargée pour Lunice, avec une minitournée dans le sud des États-Unis et en Australie, mais surtout la production de son premier album solo. Lunice affirme qu'il est devenu DJ pour la musique, puis producteur pour créer sa propre musique. On devine qu'il n'est qu'au début de son aventure musicale et artistique et que de nouvelles mutations sont à prévoir. DJ un jour, mais probablement pas pour toujours.

Notre d'abonnés sur SoundCloud: plus de 90 000

Quatre autres Montréalais globe-trotters

A-Trak

Alain Macklovitch a grandi avenue Querbes, à Outremont, mais il est maintenant établi à Brooklyn (tout comme son frère Dave, du duo Chromeo) et il a le monde comme terrain de jeu. Après avoir remporté nombre de concours de talent derrière les platines (dont le réputé DMC World DJ Championship, à l'âge de 15 ans), A-Trak s'est fait remarquer par un certain Kanye West, qui en a fait son DJ de tournée et collaborateur. Confondateur de l'influente étiquette Fools Gold, moitié du duo Duck Sauce (connu pour son hit mondial Barbra Streisand), le jeune trentenaire a été décrit par le magazine Billboard comme une figure révolutionnaire de l'industrie musicale.

Nombre d'abonnés sur SoundCloud: près de 4,4 millions

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Tiga


Au vu de son parcours, on peine à croire que Tiga James Sontag a seulement 40 ans. À peine sorti de l'adolescence, cet enfant de grands voyageurs a contribué à l'essor de la scène électro montréalaise en tant que propriétaire du magasin de disques DNA Records, du défunt club Sona et de l'étiquette Turbo Recordings, qui demeure bien active. Au début du millénaire, il a mis ses Sunglasses at Night et est devenu un prince de l'électroclash. Classé à plusieurs reprises parmi les 100 DJ les plus importants au monde par le DJ Mag, Tiga a donné l'an dernier des sets dans les grandes métropoles européennes, au festival californien Coachella et à Dubaï, notamment. Vous avez dit «star» ?

Nombre d'abonnés sur SoundCloud: plus de 64 000

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Jacques Greene

Jacques Greene fait les choses à sa manière depuis son apparition sur les écrans radars en 2010: le jeune Montréalais établi à New York diffuse sa musique au compte-gouttes, préférant les singles et EP aux «longs-jeux» et l'étiquette indépendante LuckyMe aux majors qui lui font de l'oeil. Son indépendance d'esprit et son image énigmatique ne l'empêchent pas d'attirer l'attention de la presse branchée (Pitchfork, Vogue, DJ Mag, Resident Advisor) chaque fois qu'il crée de la nouvelle musique. Et il tourne de par le monde. Signe de son statut de coqueluche, le DJ, producteur et fondateur du label Vase, s'est vu confier le remix officiel d'une des chansons de Radiohead.

Nombre d'abonnés sur SoundCloud: plus de 126 000

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Kaytranada

Il a 22 ans, vit toujours chez ses parents à Montréal, mais enchaîne les DJ sets à l'étranger, où il a fait lever des foules de dizaines de milliers de personnes. À n'en point douter, les cieux sourient à ce Kevin Celestin. Le DJ et producteur hip-hop s'est d'abord fait remarquer en diffusant des remix de son cru sur YouTube, puis il a décroché des collaborations avec des artistes cotés (Mobb Deep, Disclosure). Il s'apprête à lancer un disque sur le label d'Adele, XL Recordings, et à se faire valoir à la radio de la BBC, qui l'a choisi parmi ses huit DJ résidents. Et s'il faut ajouter à son capital de sympathie, rappelons qu'il forme un duo avec son frère, The Celestics.

Nombre d'abonnés sur SoundCloud: plus de 278 000