L'oeuvre de David Bowie, l'artiste-caméléon-qui-devançait-la-mode-d'un-nez, est impressionnante. Chaque fois qu'il a amorcé l'un de ses nombreux virages musicaux, l'artiste britannique a changé de peau et s'est inventé un personnage.

Après une éclipse de 10 ans que l'on a cru permanente, Bowie nous arrive aujourd'hui avec The Next Day, un album truffé de clins d'oeil à l'ensemble de sa carrière.

Place au plus récent d'une longue lignée de personnages: Bowie-le-ressuscité.

1. Le chanteur androgyne (1969-1971)

David Jones, devenu David Bowie, sort de l'anonymat à l'été 1969 avec la chanson Space Oddity, lancée au moment où l'homme met le pied sur la lune. Le folkie à la tête frisée entreprend rapidement la première de ses transformations: sur les pochettes de The Man Who Sold the World et Hunky Dory, il adopte le look de Lauren Bacall et se compose un personnage androgyne qu'il poussera à la limite avec Ziggy Stardust. Parallèlement, son écriture devient plus dépouillée, plus rock, plus efficace. Le nouveau Bowie peut changer de style musical comme de robe.

2. Ziggy Stardust (1972-1974)

Ce personnage bisexué, récupéré quelques années plus tard par Luc Plamondon dans Starmania, fait de Bowie une star et le porte-étendard du glam-rock. Bowie débusque les tendances et impose des modes. L'artiste enterre rapidement Ziggy, mais mise sur la même ambiguïté sexuelle sur les pochettes d'Aladdin Sane, Pin-Ups et Diamond Dogs. Il chante à Montréal pour la première fois peu après la sortie de Diamond Dogs, le 14 juin 1974 au Forum. Mais Bowie est déjà ailleurs: son personnage tiré à quatre épingles et sa musique trempée dans le r&b et les cuivres annoncent déjà le virage blue-eyed soul de Young Americans.

3. Le Thin White Duke (1975-1976)

Bowie surprend ses fans en plongeant tête première dans la musique soul à l'américaine. Fame, qui a toutes les allures d'un pastiche funky, deviendra pourtant, avec la complicité de John Lennon, son premier grand succès aux États-Unis. S'ensuivra le magistral Station To Station, dans lequel Bowie est tout à la fois funky, pop, prog-rock et crooner. Devenu le Thin White Duke, sa visite au Forum, le 25 février 1976, annoncera sa nouvelle identité d'esthète un brin intello: un spectacle noir et blanc avec, en lever de rideau, le film Un chien andalou de Buñuel.

4. Ich Bin Ein Berliner (1977-1980)

Bowie à son plus expérimental. Fuyant la décadence - et la dope - de Los Angeles, il trouve refuge dans l'anonymat salutaire de Berlin avec son pote Iggy Pop. Brian Eno, l'ex-Roxy Music, l'y rejoint et ils se lancent dans la trilogie berlinoise. D'abord avec Low et Heroes, deux albums avant-gardistes où la pop côtoie les plages instrumentales électro-ambiantes et un grand hymne (Heroes). Le 3 mai 1978, au Forum toujours, Bowie donne un show austère axé sur ses expériences techno berlinoises. Puis il lance, en 1979, le mésestimé Lodger, trempé dans la new-wave et qui préparera la sortie, fin 1980, de l'album-synthèse Scary Monsters que ceux de ses fans qui lèvent le nez sur le succès commercial de Let's Dance considèrent comme son dernier grand disque à ce jour.

5. Le chanteur straight (1983-1990)

Réalisé par Nile Rodgers et enrichi par la guitare de la recrue Stevie Ray Vaughan, Let's Dance est à Bowie ce que Born In The U.S.A. sera à Springsteen un an plus tard: le tremplin vers le statut de superstar des années 80. Les 12 et 13 juillet 1983, Bowie emplit le Forum où il donne un show propre, straight justement, mais qui fait assez bien le tour de sa carrière. C'est également le début d'une longue panne d'inspiration pendant laquelle Bowie donnera l'impression de surfer sur sa gloire passée. Suivront l'ordinaire Tonight, et le pas plus intéressant Never Let Me Down pour lequel Bowie s'installera avec une araignée géante au Stade olympique le 30 août 1987. Un show sans intérêt qui sera tout de même le champion du box-office en Amérique du Nord. Bowie est revenu au Forum le 6 mars 1990 sans nouvel album à proposer pour le show-bilan Sound+Vision mettant en vedette la danseuse Louise Lecavalier et qui, a-t-il dit, serait la dernière occasion d'entendre ses succès du passé. Menteur...

6. Le rockeur de garage (1991-1993)

Un peu comme les punks 15 ans plus tôt et humant peut-être les premiers effluves du grunge, Bowie fait table rase de son passé avec le rock pesant et la distorsion de Tin Machine. Le célèbre chanteur dit n'être qu'un membre comme les autres de ce quatuor de rock de garage qui carbure prétendument à l'authenticité, à l'urgence et à la simplicité. Or, même quand la musique est convaincante, le spectateur n'est pas dupe: Bowie a bâti sa carrière en passant d'un personnage à l'autre et l'authenticité n'aura été pour lui, au mieux, qu'une lointaine préoccupation. À La Brique de la rue Sainte-Catherine, les 1er et 2 décembre 1991, on s'accommodait mieux que sur disque des excès souvent cacophoniques de Tin Machine à cause de la présence physique de l'idole. Tin Machine aurait pu avoir le mérite de relancer Bowie, mais son album suivant, Black Tie, White Noise, réalisé par Nile Rodgers, sera à ranger parmi sa production quelconque des années 80.

7. La mode drum and bass (1995-1997)

Histoire de se refaire une pertinence, Bowie part en tournée avec le groupe de rock industriel Nine Inch Nails de Trent Reznor. Puis, il renoue avec Eno et se lance dans la chanson électro avec Outside puis le très réussi Earthling, à saveur drum and bass, qui compte plus de chansons fortes que l'ensemble de ses albums des 10 dernières années. Le 8 janvier 1997, Bowie fête ses 50 ans au Madison Square Garden, entouré d'artistes (Sonic Youth, Robert Smith, Foo Fighters, Billy Corgan...) qui confirment son influence sur d'autres générations que la sienne. Les 24 et 25 septembre 1997, il enflamme le Métropolis avec le guitariste Reeves Gabrels, ex-Tin Machine, et le pianiste Mike Garson (Aladdin Sane): deux shows très forts dans lesquels Bowie met en valeur ses nouvelles créations, ses succès, mais aussi des chansons qu'il n'a pas jouées depuis une mèche comme Quicksand.

8. Vers la retraite (1999-2012)

Bowie se retrouve encore une fois dans un long creux de vague. Malgré quelques bonnes chansons, l'album Hours... n'est pas à la hauteur de sa réputation. Heathen et Reality passent presque inaperçus. Contre toute attente, le spectacle du Reality Tour qui s'arrête au Centre Bell le 13 décembre 2003 est un grand cru: Bowie nous livre des versions sans fla-fla de ses classiques dont, au rappel, la trop rare Five Years suivie de deux autres chansons de The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders From Mars, l'album pop parfait. L'année suivante, il ressent un malaise pendant un concert en Allemagne et doit subir une angioplastie. Par la suite, il apparaîtra sporadiquement en public - avec Arcade Fire, David Gilmour, Alicia Keys - mais ne fera plus de disques ni de spectacles. On le croit retraité à jamais sinon trop malade pour créer jusqu'au moment où, le 8 janvier dernier, jour de son 66e anniversaire, il annonce la parution d'un nouvel album: The Next Day.

9. Le ressuscité

La pochette de The Next Day, sur laquelle David Bowie recycle celle de son album Heroes, pourrait annoncer le disque d'un auteur qui revisite son répertoire. Il y a en effet dans cet album quantité de clins d'oeil à des chansons du passé, depuis la mélancolique Where Are We Now? et ses références berlinoises jusqu'à You Feel So Lonely You Could Die qui se termine sur le rythme de Five Years, mais dont le propos rappelle plutôt une autre chanson de l'album Ziggy Stardust, Rock and Roll Suicide. De l'une à l'autre de ces 14 chansons, on croit reconnaître des bribes de Space Oddity, Hunky Dory, Pin-Ups, Young Americans, Lodger, Scary Monsters, Let's Dance, Earthling et j'en passe. N'allez pas croire que Bowie fait du copier-coller. Au contraire, The Next Day est un album de chansons fortes, originales, énergiques, souvent très rock et la plupart du temps accrocheuses. Un disque au propos parfois très angoissé, même sur des musiques hop-la-vie, et dans lequel Bowie traite aussi bien de la célébrité, un thème récurrent chez lui, que d'antimilitarisme ou d'une fusillade appréhendée sur un campus, citant au passage Mishima, le poète Georges Rodenbach ou la faune du Greenwich Village des années 60. The Next Day est l'album substantiel que l'on n'attendait plus de la part d'un artiste majeur qui n'a pas dit son dernier mot.

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Rock. David Bowie. The Next Day. Sony Music. En magasin mardi; présentement en écoute gratuite sur iTunes.

À écouter: Valentine's Day