Il y a 10 ans, Marjo a pris ses cliques et ses claques et s'est enfuie dans Charlevoix. Anéantie par un chagrin d'amour, elle était convaincue qu'elle ne ferait plus jamais de musique. Le rock'n'roll l'a retrouvée et ramenée en ville. Celle qui a déjà fait le Forum deux fois arrive en grande au Centre Bell le 26 mars avec ses hommes. Duos explosifs garantis.

La première fois que j'ai rencontré Marjo, elle s'appelait encore Marjolaine Morin et n'avait pas 30 ans. Son visage était couvert de taches de rousseur, ses cheveux blonds et bouclés cascadaient sur son corps de nymphe. C'était une jeune fille tranquille et timide qui sortait à peine d'un cours de secrétariat et qui se demandait ce qu'elle ferait quand elle serait plus grande.

 

Deux hommes l'ont aidée à trouver la réponse: le photographe Pierre Dury, dont elle était l'amoureuse et qui lui a ouvert le monde de la mode, de la musique et du showbizz, puis Pierre Harel, qui l'a invitée un jour à aller passer une audition avec le groupe Corbeau au fond d'une ruelle de Verdun. Sans hésiter une seconde, l'ex-choriste de François Guy s'est pointée dans le local décrépit où l'attendaient les rockeurs de Corbeau. Et même si à l'époque, Marjolaine Morin n'avait rien d'une rockeuse, elle s'est mise à chanter avec eux le plus naturellement du monde. Le reste, comme on dit, appartient à l'histoire.

La voilà devant moi, 30 ans plus tard, les cheveux coupés et teints roux foncé, un corps de nymphe toujours aussi mince et ferme et un visage, pas retouché; le visage d'une femme de 56 ans qui a beaucoup vécu, qui a connu son lot d'alcool, de drogues et de nuits folles, mais aussi le visage d'une femme qui s'assume et qui ne fait pas semblant d'avoir un autre âge que le sien. La voilà surtout plus en forme jamais, malgré la ménopause et deux opérations au pied, dont une greffe osseuse à la suite d'une vilaine chute à la fin d'un spectacle à Joliette et qui, pendant deux ans, a complètement immobilisé l'hyperactive qu'elle était et qu'elle demeure.

Libre comme l'air

Ces deux années d'immobilité, Marjo les a passées dans sa maison à Morin-Heights où elle vit toujours, seule et sans homme.

Drôle d'ironie pour une femme qui s'apprête à donner le coup d'envoi de la tournée Marjo et ses hommes, après avoir lancé deux CD de duos avec une vingtaine d'interprètes et d'auteurs-compositeurs allant d'Éric Lapointe à Gilles Vigneault en passant par Mario Pelchat, Daniel Lavoie et Richard Desjardins.

Sur les CD et les affiches, Marjo a beau être entourée d'hommes, dans la vraie vie, elle est seule, libre comme l'air et heureuse de l'être.. ou presque. Marjo ne cache pas qu'elle a eu un grand amour dans sa vie: le guitariste Jean Millaire, qui l'a quittée après 21 ans de vie commune et de collaboration musicale. Le déménagement précipité dans Charlevoix, c'était à cause de lui. À l'époque, Millaire et Marjo vivaient à Verdun, chacun dans leur maison, mais l'un à côté de l'autre. Quand Marjo a appris que Millaire avait une autre femme dans sa vie, blessée et en colère, elle s'est empressée de vendre sa maison et de s'enfuir dans Charlevoix. Marjo raconte que ce fut la période la plus douloureuse de sa vie, autant à cause de sa peine d'amour que de la ménopause qui venait de la frapper de plein fouet.

«Je l'ai pris dur. Vivre une peine d'amour en même temps que la ménopause, je ne le conseille à personne. Et puis quand Jean et moi, on avait acheté la maison dans Charlevoix, c'était pour écrire et composer. Mais là, comme il n'y avait plus de Jean, il n'y avait plus de musique, plus de textes non plus. Je n'ai rien écrit pendant toute cette période-là. J'ai tout fait sauf écrire: du défrichage, du jardinage, de la peinture. Je me suis fait un chum aussi avec qui j'ai fait de la marche, du ski de fond, de l'escalade, n'importe quoi pour pouvoir jouer dehors. Et c'est comme ça, avec mon chum Nelson et la nature, que j'ai remonté la pente.»

Périodiquement, le téléphone sonnait dans la petite maison au bord du fleuve. Un jour, c'était Laurence Jalbert; le lendemain, Éric Lapointe, Nanette, Véronique Cloutier. Chacun y allait de son petit boniment pour convaincre Marjo de sortir de sa tanière. Des fois, le boniment était assorti d'une invitation à venir chanter. Rien à faire.

«J'ai tout refusé. J'étais bien. Je ne m'ennuyais pas du tout de la musique. Le temps a passé et puis un jour, mon amie Chantal Melanson m'a dit: «Marjo, t'es beaucoup trop jeune pour prendre ta retraite. Vends-moi ta maison et reviens à Montréal tout de suite.» Je l'ai écoutée.»

Même fille, même énergie

Ce que Marjo comprend aujourd'hui de cette histoire, c'est que depuis 30 ans, elle n'a cessé de quitter la musique pour toujours mieux la retrouver.

«C'est vrai, j'ai tout le temps lâché la musique et je suis tout le temps retombée dedans. Quand j'ai lâché Corbeau, je pensais vraiment que j'allais faire autre chose dans la vie. Pendant un temps, j'ai été serveuse dans un bar de la rue Saint-Denis, puis la musique est revenue et Marjo est née. En 2000, j'ai lâché encore en croyant que c'était pour de bon; puis tout a recommencé comme d'habitude. Aujourd'hui, je peux dire que rien n'a changé, que je suis la même fille avec exactement la même énergie. Je suis très contente d'être de retour, mais encore une fois, c'est quelqu'un (Nicolas Lemieux de Sphère Musique) qui est venu me chercher.»

Ce que Marjo dit, dans le fond, c'est qu'elle a besoin d'être désirée, besoin de sentir qu'on la demande et qu'on la veut. C'est un des grands paradoxes de cette femme farouchement indépendante et un brin orgueilleuse. Sans le désir des autres, elle ne se donne pas le droit d'exister, publiquement du moins. Dans la vie privée par contre, c'est une autre paire de manches. Ce qu'elle chérit par-dessus tout, c'est sa liberté, quitte à se retrouver seule, sans partenaire et sans enfants, jusqu'à la fin de ses jours.

«Les enfants, le mariage, ça n'a jamais fait partie de mes préoccupations. Pendant 21 ans avec Jean Millaire, tout ce qui comptait, c'était de faire de la musique, de sortir et de vivre. Point.»

Un lourd secret

Dans la chanson Si c'est ça la vie parue sur le CD Bohémienne Marjo écrit: «Le temps vient, le temps passe/Et tous ces moments précieux de vie qui nous dépassent/Il suffit de les saisir, de les apprivoiser/Il suffit tout simplement de s'y abandonner.»

Marjo a écrit cette chanson il y a 15 ans à la fois comme une ode à la vie, mais aussi pour se soulager d'un lourd secret: alors qu'elle n'avait que 10 ans, sa petite soeur de 3 ans est morte accidentellement d'une balle perdue provenant de l'arme mal sécurisée de son père policier. Marjo était à la maison lorsque l'accident est arrivé et a tenu sa petite soeur en sang dans ses bras. À la lumière de cette tragédie, on comprend mieux la force vitale, la combativité et la soif de vivre d'une femme qui a vu la mort, trop jeune et de trop près.

De toute évidence, cette épreuve a forgé le caractère de Marjo et en a fait quelqu'un de fort, de résilient, capable de surmonter ses peines et ses blessures pour aller de l'avant. C'est précisément ce qu'elle s'apprête à refaire le 26 mars prochain au Centre Bell avec ses «hommes». Déjà une quinzaine d'entre eux, tels Yann Perreau, Éric Lapointe et Daniel Lavoie, ont confirmé leur présence sur scène avec elle. Seuls Richards Desjardins et Gregory Charles, tous les deux pris par d'autres engagements, manquent à l'appel. Tous les anciens de Corbeau, y compris Jean Millaire, seront de la partie.

«Est-ce que ça va être un peu bizarre? demande-t-elle en écho à ma question. Pas du tout. Ça va être le fun. Comme un clin d'oeil au passé et à un beau souvenir. J'ai hâte.»

Longtemps une habituée du Bistro à Jojo, rue Saint-Denis, Marjo n'y a pas remis les pieds depuis 10 ans. Aujourd'hui, elle préfère le théâtre aux bars. Elle aime toujours autant les beaux vêtements et les bijoux chers. À sa main gauche scintille un saphir et à sa main droite, brille un diamant de la taille d'une molaire. Le cadeau d'un homme? Non, le cadeau que Marjo s'est fait à elle-même.

Marjo et ses hommes, le 26 mars au Centre Bell.