Le maire Denis Coderre le claironne depuis son élection, il y a un an: Montréal se destine à devenir l'une des villes les plus «intelligentes» de la planète. De quoi parle-t-il exactement? Et surtout, comment l'administration se prépare-t-elle pour atteindre cet objectif? État des lieux.

La première tempête de la saison a constitué un test crucial pour Montréal, la semaine dernière. Non seulement la Ville a-t-elle dû déneiger ses rues dans des délais acceptables, mais pour la toute première fois, les citoyens de cinq arrondissements ont aussi pu essayer la nouvelle application mobile Info-Neige afin d'éviter les remorquages.

Le constat des utilisateurs? Un succès très mitigé, marqué par plusieurs ratés, des informations incomplètes et une série de bogues techniques. «Je ne suis pas si surpris que ça, il y avait beaucoup de pression pour livrer quelque chose cette saison», tranche Marc-André Gadoury, conseiller municipal dans Rosemont et porte-parole de Projet Montréal en matière de ville intelligente.

Il faut dire qu'Info-Neige a été largement présentée par l'administration de Denis Coderre comme un premier pas concret vers la «ville intelligente». Le maire élu en novembre 2013 répète sur toutes les tribunes que la métropole a bel et bien entamé son virage technologique. Mieux, Montréal serait même positionné pour devenir l'une des cités les plus branchées de la planète, avance-t-il, aux côtés d'Amsterdam, New York ou Barcelone. Les ambitions sont énormes.

Pour l'heure, toutefois, à l'exception de quelques projets-pilotes comme celui d'Info-Neige, le concept de ville intelligente reste évanescent pour bien des Montréalais. Les centaines de chantiers qui quadrillent la ville apparaissent plus désorganisés que jamais, et les services offerts aux citoyens, pas toujours à la hauteur. «L'intelligence» de l'appareil municipal ne saute pas aux yeux, pour ainsi dire.

Harout Chitilian, vice-président du conseil exécutif et responsable du dossier de la ville intelligente, est bien conscient de ces problèmes. Il a lancé, en mai dernier, un Bureau de la ville intelligente, doté d'un budget de 10 millions pour les trois prochaines années.

Le Bureau a mené des ateliers de travail pendant tout l'automne avec l'Office de consultation publique de Montréal. L'objectif: entendre les idées - et préoccupations - des citoyens quant au plan de match à adopter d'ici 2017. Le Bureau devrait avoir terminé de cibler ses «orientations stratégiques» d'ici la fin de l'année, dit Harout Chitilian, un diplômé en génie informatique de Polytechnique Montréal.

La machine devra ensuite se mettre en marche à bon rythme pour répondre aux visées de la mairie. «On ne veut pas brûler des étapes, mais on croit que d'ici trois ans, on peut réaliser plusieurs initiatives intéressantes pour bien nous positionner dans la liste des villes intelligentes à travers le monde», résume M. Chitilian.

Intelligente, et encore?

L'ambition de Montréal est louable - voire normale - considérant les centaines de jeunes entreprises technos qui naissent ici chaque année et les milliers de cerveaux qui sortent des universités de la région. Mais une question doit d'abord se poser: qu'est-ce qui définit une ville «intelligente»? Plus crucial encore: comment le devenir?

«Tout le monde vous donnera une réponse différente», lance en riant Philip Bane, directeur général du Smart Cities Council, considéré comme une référence mondiale en la matière.

«La plupart des gens, lorsqu'ils pensent à une ville intelligente, tendent à croire que tout cela doit être très technologique, avec les IBM, Microsoft et autres Oracle qui essaient de leur vendre des choses, explique-t-il. Il peut y avoir un peu de réticence et de cynisme par rapport à ça, qui est tout à fait approprié.»

Or, une ville n'a pas besoin d'être bourrée de gadgets technos pour être dite intelligente. Philip Bane cite son exemple préféré: Amsterdam. L'ingéniosité de la cité hollandaise repose en premier lieu dans le mode de transport privilégié de ses habitants - le vélo -, qui contribue à abaisser le niveau de pollution et à réduire le nombre d'accidents graves, en plus d'améliorer l'état de santé général de la population.

«C'est déjà une ville intelligente en raison des vélos, mais la technologie la rend un peu plus intelligente, dit-il. Si vous traversez un pont sur un canal, il y a probablement 6 à 12 différents flux de circulation: piétons, cyclistes, voitures, tout ça dans les deux directions. Si ce n'était de la technologie qui régularise les signaux, la congestion et les risques pour la sécurité seraient énormes.»

La bonne planification des transports est au coeur de la stratégie des villes les mieux cotées de la planète. Grâce à une foule de capteurs et d'autres outils de collecte de données, elles améliorent en continu la coordination de tous leurs modes de transports. Montréal espère s'inspirer des meilleures pratiques mondiales en la matière, souligne Harout Chitilian. Un défi de taille pour une ville à la congestion chronique.

Montréal bien placé

Même si la route s'annonce encore longue et semée d'embûches, Montréal est bien positionné pour devenir un leader mondial dans ce nouveau créneau des villes intelligentes, croit Frédéric Bove, spécialiste du sujet à HEC Montréal. «Montréal a une particularité: c'est un territoire qui, fondamentalement, dans son ADN, est créatif.»

Le professeur salue la démarche entreprise au cours des derniers mois par la Ville, qui souhaite intégrer des idées des citoyens dans sa stratégie. Il restera à voir si le nouveau Bureau de la ville intelligente sera capable de faire progresser ses projets dans le dédale de structures qui gouvernent la métropole.

«En fait, le Bureau n'est pas un producteur d'applications, mais c'est un metteur en scène et un chef d'orchestre qui a comme rôle, presque, de réorganiser et de casser les silos, avance M. Bové. C'est là le grand défi, puisque la ville intelligente ne travaille qu'en horizontalité, et non en verticalité. C'est une clé de voûte: si vous enlevez la clé, tout s'écroule...»

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Harout Chitilian, responsable de la ville intelligente.

Objectif: éviter d'autres fiascos

Les commerçants du boulevard Saint-Laurent en gardent un souvenir amer. Au milieu des années 2000, peu après d'interminables travaux de conduites d'eau, la Ville a dû rouvrir une deuxième fois la chaussée de cette artère névralgique. Mince détail: on avait mal coordonné le chantier avec celui de Gaz Métro!

Pour éviter de répéter ce fiasco, les services des eaux de deux arrondissements - Ville-Marie et Sud-Ouest - ont lancé il y a trois mois un projet-pilote. Grâce à une application mobile conçue par la PME TileBoard, tous les intervenants impliqués dans un chantier - jusqu'à 30 personnes - ont accès à un seul dossier commun, qui permet de gérer en temps réel les travaux.

«Ce qu'il fallait faire, c'est carrément de mettre tous les travaux prévus pour les trois prochaines années sous forme de cartes, avec les épingles par projet et les niveaux d'alerte, explique Yannick Desmarais, président de TileBoard. Il s'agissait en somme de regrouper tous les travaux des différents services, à l'interne comme à l'externe, de mettre ça sur une carte.»

Toutes les parties prenantes ont accès à l'application mobile sur une tablette, et toutes les modifications s'affichent instantanément. Le but est non seulement de mieux coordonner les chantiers, mais aussi de faire disparaître une partie de l'imposante paperasse échangée entre la trentaine d'intervenants qui oeuvrent dans chaque chantier.

«Je les ai vues, les réunions, c'est des milliers de papiers qui s'échangent, des fichiers Excel qui traînent sur des ordinateurs, il n'y a pas de partage centralisé de l'information, observe Yannick Desmarais. Pour nous, le projet-pilote visait à faire une plateforme d'échange en temps réel de tous ces formulaires papier.»

Il est trop tôt pour connaître les résultats tangibles de ce projet-pilote de 25 000 $, qui s'inscrit dans la nouvelle stratégie de «ville intelligente» de Montréal. Harout Chitilian, responsable du dossier à la Ville, affirme toutefois que les deux arrondissements visés «remarquent déjà les effets bénéfiques de regrouper toutes les informations dans un dossier commun».

CAPTURE D'ÉCRAN

Le site infoneige.ca.

Le combat des palmarès

La multiplication des palmarès et autres classements ne ment pas: les «smart cities» sont en vogue depuis le début de la décennie.

Montréal, par exemple, a été nommé cette année parmi les 21 villes les plus intelligentes de la planète par l'Intelligent Community Forum. L'organisme salue entre autres le nombre élevé d'entreprises en technologies de l'information de la métropole (plus de 5000), le taux de pénétration de l'internet (81 %) et le plan initial de ville intelligente adopté en 2011.

Sans rien enlever à cette mention, Philip Bane, directeur général du Smart Cities Council, déplore ce qu'il appelle le «combat des listes». «Le problème avec la plupart de ces palmarès, c'est qu'ils tendent à être basés sur les politiques de la ville, plutôt que sur ce qui se passe vraiment sur le terrain.»

Des maires de partout sur la planète essaient ces jours-ci de donner une nouvelle marque de commerce «intelligente» à leur ville, poursuit M. Bane, joint à son bureau de Washington. Il qualifie le phénomène de «smart-washing», l'équivalent de l'écoblanchiment («green-washing») observé quand toutes les villes ont voulu prendre le virage vert, il y a quelques années. Un véritable exercice de relations publiques, parfois sans lendemain.

Même s'il est impossible de choisir LE palmarès ultime des villes intelligentes, nous avons choisi de vous présenter celui dressé en 2014 par l'IESE Business School de l'Université de Navarre, en Espagne. Ce classement repose sur un indice assez sophistiqué, qui mesure et pondère une série de facteurs, dont la gouvernance, le niveau de vie des habitants, la mobilité dans les transports et la vigueur économique. Montréal se place au 47e rang mondial.