Jean-Guy Parent a souri quand il a appris la candidature de Pierre Karl Péladeau au Parti québécois.

Il y a trois décennies, c'était lui l'ancien homme d'affaires qui se déclarait souverainiste et rejoignait le Parti québécois. Bien sûr, sa notoriété n'était pas comparable à celle de M. Péladeau, le plus important ténor du Québec inc. à faire le saut en politique toutes allégeances confondues. Mais pour l'époque, l'ex-PDG de Visbec (une entreprise de 60 employés qui fabriquait des vis), ex-propriétaire d'une firme de consultation pour les PME et maire de Boucherville, constituait une rare recrue du milieu des affaires pour le PQ. Le premier ministre Pierre Marc Johnson l'a immédiatement nommé ministre du Commerce extérieur.

«Ça a surpris bien des gens, se souvient Jean-Guy Parent. Depuis des années, j'allais chaque semaine à des dîners d'affaires au Club St-Denis et je faisais toujours le tour des tables. La journée où j'ai été nommé ministre, il y a des gens au Club qui ne voulaient plus me reconnaître. Ça avait été un choc. La politique et les affaires, c'est parfois très difficile à concilier.»

Trente ans plus tard, le constat de Jean-Guy Parent tient toujours. Soit, l'ex-ministre est revenu avec succès aux affaires, où il est associé principal d'une firme d'immobilier commercial (Intercom Services Immobiliers). Mais les gens d'affaires souverainistes sont toujours aussi discrets. Dans le cadre de ce reportage, La Presse a tenté de parler ouvertement à des gens d'affaires souverainistes du Québec inc. de leurs convictions politiques. Sans succès.

«Il y en a plus que vous pensez. Ils sont ardemment souverainistes et tout aussi ardemment silencieux», dit l'ancien premier ministre du Québec Bernard Landry, qui comprend leur désir de rester discret. «Quand vous avez une responsabilité vis-à-vis de vos actionnaires, vous ne devez prendre aucun geste qui diminue le chiffre d'affaires. [Le risque] n'est pas massif, mais ça peut ne pas être négligeable. Par exemple, quand la Sun Life est partie [déménagement du siège social après l'adoption de la loi 101], je n'ai plus jamais racheté de police d'assurance chez eux et je ne suis certainement pas le seul!»

Claude Béland est aussi bien placé pour savoir à quel point la frontière peut être mince entre la politique et les affaires, surtout quand on parle de souveraineté et de référendum. En 1990-1991, il a siégé à la commission Bélanger-Campeau sur l'avenir du Québec à titre de président du Mouvement Desjardins. «Après la commission, je suis resté marqué comme souverainiste, dit celui qui a présidé le Mouvement Desjardins de 1987 à 2000. Quand les gens d'affaires s'affichent souverainistes, il y a des répercussions. Dans certaines caisses, les clients disaient: «Si vous êtes souverainiste, je ferme mon compte.» Par contre, nous avons eu de nouveaux comptes de souverainistes...»

Un effet PKP?

Outre Pierre Karl Péladeau, l'économiste Simon Prévost a quitté son poste de président des Manufacturiers et Exportateurs du Québec pour faire le saut comme candidat du Parti québécois aux élections du 7 avril. Lui non plus n'est pas surpris de la discrétion des gens d'affaires souverainistes. «La raison est assez simple: sur le plan professionnel, il n'y a pas de gain à dévoiler publiquement ses opinions politiques, dit-il. Qu'est-ce que ça donne? Ce n'est pas lié aux affaires. Ce n'est pas précisément un désavantage [d'être souverainiste], mais ce n'est pas un avantage non plus.»

«En voyez-vous beaucoup [de gens d'affaires] qui s'affichent en disant qu'ils sont complètement fédéralistes? Il y a toujours une raison commerciale à afficher ou ne pas afficher une conviction politique, dit Simon Prévost. Ça joue dans les deux cas. La Royale a perdu des plumes [après le référendum], Desjardins aussi. À partir du moment où vous avez une clientèle diversifiée au Québec, afficher son opinion politique peut indisposer une partie de sa clientèle.»

Y aura-t-il un «effet PKP» au sein du Québec inc.? Il est permis d'en douter, d'autant que le principal intéressé a lui-même attendu de se lancer en politique pour s'afficher ouvertement souverainiste et devenir membre du PQ. «Je suis surpris qu'il n'y en ait pas plus [de gens d'affaires souverainistes] qui veulent s'affirmer», dit Jean-Guy Parent. «À mon avis, M. Péladeau l'a fait [son entrée en politique au PQ] pour des raisons de convictions personnelles, pas pour devenir le porte-étendard du Québec inc. souverainiste», dit Simon Prévost.

Un club discret de gens d'affaires souverainistes

Au début du mois, environ 70 personnes du milieu des affaires assistent à un discours de l'ancien premier ministre du Québec Bernard Landry à l'Institut d'hôtellerie et de tourisme du Québec, à Montréal. En apparence, il s'agit d'un événement, comme tant d'autres, organisé par une chambre de commerce ou d'autres organismes de gens d'affaires. À une exception près: les gens d'affaires dans la salle sont tous souverainistes.

Comme peu (pas?) de gens d'affaires souverainistes affichent leurs convictions politiques sur la place publique, la liste des membres est tenue secrète. Le nom du groupe, le Réseau des dirigeantes et dirigeants d'entreprises, ne fait même pas référence à la souveraineté. L'idée d'un groupe de gens d'affaires souverainistes revient à l'ancien premier ministre du Québec Bernard Landry, qui en avait créé un en 1996 après le référendum. À l'époque, le Réseau des dirigeants d'entreprises comptait 150 membres. La liste des membres était secrète. «Nous avions un site web à la fin, mais c'est tout», dit Daniel McGown, qui a siégé pendant quelques années au conseil d'administration de l'organisme.

Quand il est devenu premier ministre du Québec et chef du Parti québécois en 2001, Bernard Landry a songé à intégrer ce groupe au PQ. Comme il l'avait fait pour le parti des syndicalistes et des progressistes du Québec libre, communément appelé SPQ Libre. «Ils [les gens d'affaires membres] voulaient, mais je suis parti trop vite, dit M. Landry, qui a perdu les élections de 2003 puis a démissionné de son poste de chef du Parti québécois en 2005. Je voulais trois groupes à l'intérieur du PQ: les entrepreneurs pour l'indépendance, les écologistes pour l'indépendance, et le SPQ Libre [les syndicats]. Mon plan était équitable.»

En 2003, après la défaite électorale du PQ qui retourne dans l'opposition, le groupe cesse ses activités. Jusqu'au début du mois avec ce discours de Bernard Landry à l'Institut d'hôtellerie et de tourisme. Des membres ont été désignés pour remettre sur pied l'organisme. Après les élections, un comité de direction sera formé. La liste des membres reste secrète en attendant que les membres se prononcent sur le sujet.

Le secrétaire du groupe, Daniel McGown, est bien placé pour comprendre ce dilemme sur l'anonymat des gens d'affaires souverainistes. Banquier de profession, il a notamment été vice-président régional au Québec de First City Trust, une institution financière de la Colombie-Britannique. Il n'a jamais milité au PQ ni fait valoir ses opinions politiques avant de prendre sa retraite en 1998. «Je n'en ai jamais parlé. Ça n'aurait pas été bien vu dans un milieu hautement fédéraliste», dit M. McGown, qui agit cette élection-ci comme agent officiel du candidat péquiste dans Brome-Missisquoi, René Beauregard.

Après les élections du 7 avril, les membres du Réseau des dirigeantes et dirigeants d'entreprises auront ensuite d'autres décisions à prendre. S'inscriront-ils officiellement comme groupe associé au PQ comme le SPQ Libre? Demanderont-ils un siège au Conseil de la souveraineté? En cas d'inscription officielle à ces organismes, le Réseau des dirigeantes et dirigeants d'entreprises pourra-t-il vraiment garder son anonymat? «Une option serait de garder la liste des membres secrète, mais que les membres du C.A. soient connus, dit Daniel McGown. Comme nous n'avons pas de politique pour l'instant, nous avons décidé de ne révéler l'identité d'aucun de nos membres. Mais ce serait bien que davantage de gens d'affaires s'affirment publiquement, comme Pierre Karl Péladeau l'a fait.»

Qu'en pense Pierre Karl Péladeau?

Un homme d'affaires peut-il se déclarer publiquement souverainiste? Pierre Karl Péladeau a choisi de ne pas le faire durant les 13 ans où il a dirigé Québecor. Presque un an après l'annonce de son départ comme président et chef de la direction de Québecor, il est devenu candidat du Parti québécois. Discussion avec Vincent Brousseau-Pouliot.

Q Avez-vous pensé afficher vos convictions politiques auparavant? Pourquoi peu d'hommes d'affaires souverainistes affichent-ils leurs convictions politiques? 

R Comme vous l'avez mentionné, j'ai toujours été souverainiste. J'ai voté oui au référendum de 1980. Par la force des choses, j'ai été appelé à travailler et étudier à l'étranger, j'avais des responsabilités qui m'ont amené à me concentrer davantage sur la direction d'entreprises. Mon travail en Europe n'était pas de tout repos, avec des entreprises pour la presque totalité dans une situation financière précaire, de redressement. [...]

Q Mais dans les années 2000, quand vous étiez de retour au Québec comme président et chef de la direction de Québecor, avez-vous pensé à afficher publiquement vos convictions politiques?

R À mon retour en 1997, nous avons fait de très nombreuses acquisitions, la première ayant été Sun Media. Il y a d'autres transactions comme Donahue, Imprimerie Quebecor qui est devenu Quebecor World et la très grosse acquisition de Vidéotron. [...]

Q J'ai peut-être mal posé ma question. Pensez-vous que c'est le rôle d'un PDG d'afficher ses convictions politiques publiquement?

R Ce n'est pas à un PDG de faire état de ses opinions politiques. Comme tout citoyen, il exerce son droit de vote. Mais comme PDG, il s'assure de la bonne marche de ses entreprises. Si certains souhaitent afficher leurs couleurs politiques, ils ont la liberté de le faire. S'ils préfèrent ne pas le faire pour d'autres raisons, cette décision leur appartient.

Photo Robert Skinner, archives La Presse

Pierre Karl Péladeau

Indépendance et affaires

L'entrée en scène de Pierre Karl Péladeau a relancé le débat sur l'indépendance du Québec. Ce n'est pas la première fois qu'un homme d'affaires intervient dans un débat sur la sécession d'une région. Mais habituellement, il s'agit de plaidoyers pour l'unité des pays concernés. Voici une liste d'interventions du même genre au Québec, en Écosse et en Catalogne.

QUÉBEC (1995)

«Il ne faut pas gagner, le 30 octobre, il faut écraser.»

- Claude Garcia, président des opérations canadiennes de la Standard Life, mars 1995 (en faveur du non)

En 1995, Laurent Beaudoin, alors PDG de Bombardier, envoie une lettre à ses employés leur demandant de voter non au référendum.

CATALOGNE (2014)

«Il n'y a pas de place pour des velléités séparatistes dans la Constitution adoptée par tout le peuple espagnol après la Transition démocratique de 1978. [...] En temps de crise, les entrepreneurs ont besoin de débats politiques qui n'ajoutent pas d'autres entraves aux projets des entreprises.»

- Joaquim Gay de Montellà, groupe patronal Promotion du travail (Espagne), février 2014

«Nous voulons la tranquillité et la stabilité politique. [...] L'indépendance de la Catalogne sera un désastre pour l'Espagne.»

- Juan Rosell Lastortras, Confédération des organisations des entreprises espagnoles, février 2014

ÉCOSSE (2014)

«Nous sommes habitués à travailler dans des environnements politiques et économiques incertains mais si l'on a le choix, nous voulons savoir de la manière la plus précise possible à quoi ressembleront les conditions d'investissement dans 10 ou 20 ans. [...] Nous voudrions voir l'Écosse rester au sein du Royaume-Uni. Shell est engagé de longue date en mer du Nord, et donc en Écosse, et nous continuons à y investir plus de 1 milliard de livres.»

- Ben van Beurden, PDG de Shell, février 2014

«Nous avons beaucoup de gens en Écosse, nous avons beaucoup d'investissements en Écosse. [...] Il y a beaucoup de débats sur ce qui arriverait à la monnaie et évidemment s'il y aurait des liens ou non avec l'Europe. [...] Ce sont de grandes incertitudes pour nous. Pour le moment, nous continuons à investir au même rythme parce que ces projets sont en cours. Mais il demeure un point d'interrogation. Je pense que toutes les compagnies sont inquiètes. Mon point de vue personnel est que la Grande-Bretagne est forte et devrait rester unie.»

- Robert W. Dudley, PDG de BP, février 2014

Sources: CNN, AP, AFP, BBC, Radio-Canada, La Presse

- Mathieu Perreault