Les analystes financiers et les investisseurs font la fête à CGI depuis l'acquisition de Logica. Mais pour les salariés européens de l'entreprise britannique, le passage dans le giron de la multinationale montréalaise ne s'est pas fait sans heurts.

Depuis la clôture de la transaction de 2,7 milliards, le 20 août 2012, l'action de CGI s'est appréciée de plus de 50 %. Presque unanimement, les analystes ont salué la rapidité avec laquelle CGI a réussi à déployer son modèle chez Logica. L'exploit est d'autant plus impressionnant que Logica, présente surtout en Europe, était une fois et demie plus grande que CGI.

«Au cours de la dernière année, nous avons décroché des contrats que nous n'aurions probablement pas obtenus si les deux entreprises n'avaient pas été regroupées», souligne le PDG de CGI, Michael Roach, dans un entretien avec La Presse Affaires.

«Nous avons encore du travail à faire sur le plan de l'intégration, mais nous sommes très satisfaits du chemin parcouru, ajoute-t-il. En fait, nous sommes en avance sur notre échéancier.»

Au cours des derniers mois, plusieurs changements se sont succédé dans la vie des 41 000 employés de Logica. Notamment en France, le pays où ils sont les plus nombreux - plus de 9000.

À la fin du mois de juin, CGI a libéré 5 des 19 étages qu'occupait Logica dans une tour de la Défense, quartier des affaires de la région parisienne. Sur la façade de l'édifice, le logo rouge de CGI a remplacé le jaune de Logica. Il côtoie la griffe de Rio Tinto Alcan, autre entreprise bien connue des Québécois.

«On est un peu plus serrés dans la tour sur les 14 étages restants, donc ça a généré du mécontentement», relève Patrick Renault, délégué syndical central pour la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), l'un des quatre syndicats présents chez CGI France.

Il faut dire que le nombre de salariés a diminué depuis l'arrivée de CGI. En France, 310 employés ont été remerciés dans le cadre d'un programme de départs volontaires. «C'était la première fois chez nous qu'on annonçait des départs», note M. Renault. Depuis l'acquisition de Logica, CGI a licencié plus de 2400 salariés, dont 2100 en Europe.

«Les dépenses administratives et le nombre d'employés de soutien étaient beaucoup plus élevés chez Logica que chez CGI», justifie M. Roach.

Baisses de salaire

Mais ce qui cause le plus d'irritation en France, ce sont les modifications au mode de rémunération décrétées par CGI. L'entreprise a d'abord éliminé une prime que recevait environ 50 % du personnel pour la remplacer par une augmentation du salaire de base de l'ensemble des employés. Certains ont gagné au change, d'autres ont perdu. Puis l'an prochain, CGI substituera un régime d'achat d'actions à une prime qui était versée annuellement. Or, les salariés n'auront pas droit à la part de l'employeur s'ils n'investissent pas de leur propre argent dans le régime. Au bout du compte, certains employés pourraient perdre jusqu'à 1500 euros (2100 $) par année.

Le choc a donc été réel pour les nombreux salariés français qui avaient d'abord vu d'un bon oeil le fait que Logica passe aux mains des cousins québécois. Dans un tract, la CFTC avait même évoqué le «bonheur de quitter le coriace monde anglo-saxon où priment productivité et rentabilité pour un monde canadien relativement plus humain et francophone».

Quelques mois plus tard, le ton était tout autre, notamment à la Confédération générale du travail (CGT), le plus militant des syndicats présents chez CGI France. « Les bûcherons à l'ouvrage : ça scie, ça tombe, ça élague », a-t-on pu lire dans un tract de la CGT après l'annonce des licenciements, l'automne dernier.

«On sent bien que l'entreprise est toute tournée vers l'optimisation des profits et beaucoup moins vers la rémunération des salariés», déplore Jean-Pierre Baroukhel-Moureau, porte-parole de la CGT.

Les syndicats n'apprécient pas le fait que CGI compare la marge bénéficiaire des activités françaises, qui est d'environ 9 %, avec celle du Canada, qui dépasse les 19 %. Ils rappellent qu'au Québec, les coûts de main-d'oeuvre sont moins élevés grâce au crédit d'impôt en vertu duquel le gouvernement rembourse jusqu'à 20 000 $ du salaire annuel des employés admissibles.

Rencontre difficile 

En juillet, Michael Roach a rencontré les représentants syndicaux à Paris en compagnie de la vice-présidente aux ressources humaines et à la planification stratégique, Julie Godin - fille du cofondateur de CGI, Serge Godin. Pendant la réunion, la Confédération générale des cadres (CFE-CGC) n'a pas hésité à parler d'un «vrai malaise» et d'«incompréhensions graves» dues au «fossé culturel entre l'Europe marquée par le dialogue social et l'Amérique du Nord, où le consensus dans le management est une aberration». Les porte-parole syndicaux n'ont pas manqué de dénoncer le fait que CGI appelle ses salariés «membres», car ils y voient une altération de la relation employeur/employé.

«Je suis prêt à dialoguer avec les membres et leurs représentants, mais comme dirigeant, mon travail est de maintenir l'équilibre entre les intérêts du personnel, des clients et des actionnaires», affirme M. Roach.

Mais ne va-t-on pas trop vite? «C'est le marché qui dicte le rythme, répond-il. Les clients ne vont pas attendre. Si nous mettons trop de temps à débattre des changements à apporter à l'interne, ils vont aller voir nos concurrents.»

Le PDG fait remarquer que l'intégration de Logica est relativement difficile parce que la firme avait mal assimilé ses propres acquisitions au fil des ans, notamment celle d'Unilog, l'entreprise française dont sont issus la plupart des salariés de CGI dans l'Hexagone. Rappelons qu'avant l'acquisition, CGI comptait à peine 200 salariés en France.

Malgré tout, l'intégration de Logica va bon train. CGI prévoit maintenant que le processus prendra deux ans et générera des synergies de 375 millions. Au moment de la transaction, l'entreprise avait fait état de trois ans et d'économies de 300 millions. CGI a simplifié les structures hiérarchiques de Logica, mis en place de nouveaux systèmes de gestion et commencé à abandonner les contrats moins rentables. Des solutions de CGI sont maintenant offertes aux clients de Logica et vice versa, explique Jean-Michel Baticle, nouveau président de CGI France.

Patrick Renault, de la CFTC, reconnaît que la méthode CGI n'a pas que du mal. «Même si c'est un peu au forceps, j'aime beaucoup la vision d'un Michael Roach et d'un Serge Godin de ce qu'ils veulent faire de leur entreprise, dit-il. Tous les collaborateurs français ont perdu du pognon, mais il y a un cap, on sait où on va. Avec Logica, on faisait n'importe quoi et son contraire tous les deux mois.»

De vieux litiges réglés

L'acquisition de Logica par CGI a eu des conséquences inattendues pour les salariés français de l'ancienne entreprise britannique. Au moment de faire la vérification diligente de Logica, la direction de CGI a découvert que la firme traînait de vieux litiges avec les autorités fiscales françaises.

Logica avait notamment été condamnée à verser 60 millions d'euros (84 millions CAN) pour une affaire de « circuit de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée » de 2004 à 2006. Après négociation avec le fisc, Logica a finalement accepté de débourser 45 millions d'euros (63 millions CAN) juste avant la clôture de la vente à CGI. Dans un autre dossier, le Tribunal des affaires de sécurité sociale a contraint Logica à verser 22 millions d'euros (31 millions CAN) pour diverses infractions, en rapport notamment avec les indemnités de stage, les allocations de frais et les contributions aux activités sociales des salariés.

Une première tranche de 13 millions d'euros a été réglée en décembre 2012. Ces condamnations ainsi que les frais de restructuration découlant de l'acquisition de Logica par CGI ont eu pour effet de faire sombrer la division française dans le rouge en 2012.

«La première année de CGI a aussi été la première depuis la création d'Unilog [ancêtre de Logica en France], en 1968, où il y a eu des pertes», note Jean-Pierre Baroukhel-Moureau, du syndicat CGT.

Conséquence: il n'y a pas eu d'«intéressement collectif» (primes de rendement) en 2013, ce qui, pour plusieurs salariés, n'a pas aidé à faire accepter l'arrivée de CGI.

«On peut demander: "Qui est responsable?", mais l'important aujourd'hui, c'est de dire que le problème est derrière nous», soutient le président de CGI France, Jean-Michel Baticle. Il assure que les pratiques de l'entreprise ont été modifiées pour éviter de nouvelles infractions.

Plus tôt cette année, CGI a annoncé la fin du programme d'intéressement collectif, lequel sera en partie remplacé par le régime d'achat d'actions et le plan de participation aux profits de l'entreprise.

Pour la dernière année du programme, les syndicats ont réussi à convaincre CGI d'exclure les charges de restructuration du bénéfice d'exploitation utilisé pour calculer les primes. Ils ont aussi obtenu l'assurance que l'enveloppe du programme allait s'élever à au moins 6 millions d'euros, soit environ 650 euros (900 $ CAN) par salarié. Les primes doivent être versées en avril.