Des milliers de milliards de dollars. C'est ce qu'ont emprunté les gouvernements locaux chinois pour construire une quantité astronomique d'infrastructures au cours des dernières années. Nos journalistes se sont rendus en Chine pour voir ce qui a été bâti - et parfois inachevé - grâce à ces sommes faramineuses.

La silhouette se profile au loin, comme un mirage, alors qu'on roule sur une autoroute presque vide, à 180 km de Pékin. Au milieu de nulle part, une forêt de gratte-ciel surgit. Plusieurs immeubles ont une forme bien familière: on reconnaît ici le Rockefeller Center; un peu plus loin, le World Trade Center; là encore le MetLife Building.

Le quartier de Yujiapu, à moitié sorti de terre, a de grandes ambitions. Le gouvernement de la région de Tianjin compte en faire un centre financier aussi vibrant que celui de Pudong, à Shanghai. Les autorités espèrent même égaler le succès de New York, comme en témoigne la cinquantaine de tours en construction, dont plusieurs sont inspirées sans gêne de la Grosse Pomme.

«Je ne suis jamais allé à Manhattan... mais je pense que ce sera un quartier où l'on pourra faire de bonnes affaires», dit avec assurance un dirigeant de la firme immobilière Powerlong, qui érige un édifice de 31 étages dans le nouveau quartier. L'homme, comme bien des gens ici, a demandé à conserver l'anonymat.

Le projet pharaonique de Yujiapu a un prix élevé. Gigantesque, même. Entre 500 et 1000 milliards de yuans, selon diverses estimations, l'équivalent de 90 à 180 milliards de dollars canadiens. La construction a démarré à la fin des années 2000 et se poursuit aujourd'hui au ralenti. Partout en Chine, des mini-Londres, des faux Paris et toute une série de villes flamboyantes sont sorties de nulle part ces dernières années, dans l'un des plus gros booms de construction de l'histoire de l'humanité.

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Pour éviter de sombrer dans la crise économique de 2008, Pékin a lancé un vaste programme d'infrastructure à l'échelle du pays. Les gouvernements locaux et les entreprises d'État - qui dominent ici l'économie - ont reçu la commande d'investir massivement pour continuer à faire rouler la locomotive chinoise. Villes, routes, centres commerciaux, aéroports : les grues se sont multipliées comme jamais auparavant dans l'empire du Milieu.

La recette a fonctionné à merveille. Entre 2008 et 2012, le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) s'est maintenu autour de 10%. La région métropolitaine de Tianjin - où se trouve le projet de Yujiapu, aux allures de Manhattan - a même affiché la hausse la plus élevée de toute la Chine en 2010, avec un gain de 17,4%.

Plus important encore que le PIB pour Pékin : toute cette activité de construction a gardé les Chinois au travail, malgré un repli des exportations et la baisse de cadence dans les usines. «Le gouvernement a craint de nombreuses pertes d'emplois et c'était leur principale inquiétude, car s'il y a des pertes d'emplois massives, c'est un facteur d'instabilité pour la société», explique Wu Jiangang, chercheur attaché au CEIBS Lujiazui International Finance Research Center, dans son bureau situé à l'ombre de la célèbre Pearl Tower de Shanghai.

Cette orgie de construction a contribué à faire exploser le niveau d'endettement du pays. La Chine, qui affichait jusqu'en 2008 bien peu d'appétit pour le crédit, s'est transformée en véritable boulimique. Pour mener à bien les milliers de projets d'infrastructures éparpillés sur l'immense territoire chinois, les administrations locales ont emprunté des fortunes grâce au florissant système bancaire parallèle chinois (shadow banking), dont on commence à peine à comprendre l'ampleur et les ramifications.

La dette cumulée de la Chine, incluant celle des gouvernements, des entreprises et des ménages, est passée de 130% à 230% du PIB pendant cette période. Celle des gouvernements locaux dépasse à elle seule les 3200 milliards de dollars, selon le Bureau national d'audit, un bond de 67% depuis la fin de 2010. Des chiffres qui poursuivent leur ascension vertigineuse de trimestre en trimestre.

«C'est une de ces histoires qui semble ne jamais vouloir finir, comme un tuyau qui fuit dans la pièce d'à côté et qu'on ne peut arrêter, lance Anne Stevenson-Yang, directrice de la recherche à la firme J-Capital, rencontrée dans un chic hôtel de Pékin. À un certain moment, le métal finira par se corroder et la situation deviendra encore pire.»

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Les inquiétudes de Mme Yang sont partagées. Au cours des derniers mois, plusieurs firmes de notation et poids lourds de la finance mondiale ont multiplié les avertissements quant à l'endettement rapide de la Chine.

En janvier, le milliardaire américain George Soros a souligné les «ressemblances angoissantes» entre la situation qui prévaut aujourd'hui dans l'empire du Milieu et celle qui avait cours avant le krach de 2008 aux États-Unis. Quelques semaines plus tard, Bill Gross, le fondateur de Pimco, le plus gros fonds d'obligations au monde, a dressé un parallèle frappant entre la Chine... et le saucisson de Bologne. Selon lui, la composition opaque du système financier chinois rappelle la recette «mystérieuse» de cette charcuterie bas de gamme.

Les fondations du miracle économique chinois affichent des fissures de plus en plus apparentes: la croissance du PIB a ralenti à 7,7% l'an dernier et elle devrait passer à 7,5% cette année, son rythme le plus faible depuis un quart de siècle. Les prix de l'immobilier sont devenus si élevés dans plusieurs villes que l'achat d'une propriété est hors de prix pour la majorité des citoyens. Les entreprises affichent une grave surcapacité dans plusieurs secteurs - dont l'acier, l'aluminium et la fabrication navale - au même moment où les exportations montrent des signes d'essoufflement.

Plus frappant encore, peut-être : la Chine a enregistré ces dernières semaines ses premiers défauts de paiement. Début mars, le fabricant de panneaux solaires Chaori Solar Energy Science & Technology Co. a admis être incapable de verser les intérêts dus sur les obligations qu'il avait émises, un type de défaut jusque-là inédit en Chine. Peu après, le promoteur immobilier Zhejiang Xingrun Real Estate Co. s'est effondré, écrasé par des dettes de 567 millions de dollars. Une insolvabilité qui a fait trembler les actions et obligations des sociétés immobilières sur les Bourses chinoises.

Pour l'analyste Anne Stevenson-Yang, la débandade est inévitable. La gigantesque bulle d'endettement qui a gonflé en Chine depuis 2008 est insoutenable à long terme, croit-elle, et les projets à moitié achevés comme Yujiapu en seront les cicatrices les plus visibles.

«Ce sera une ruine de ciment et des pigeons y vivront.»

Voyez notre dossier complet sur La Presse+ (édition du 13 avril)