Un jeudi soir du mois de juin, dans le quartier East Side de Detroit. À l'angle de deux rues, une poignée de maisons délabrées tiennent debout tant bien que mal. Le silence est total. Puis, tout à coup, un faisan surgit des herbes folles. Une scène digne de la campagne... à cinq minutes du centre-ville.

La nature reprend ses droits dans plusieurs quartiers de la région métropolitaine. La population du Grand Detroit a fondu de 2 millions d'habitants en 1960 à 750 000 aujourd'hui, laissant un peu partout un paysage surréaliste composé de bâtiments décrépits, de végétation anarchique et d'animaux normalement confinés aux régions sauvages.

Cette désindustrialisation massive constitue l'un des enjeux les plus criants de Detroit à l'heure actuelle. D'une part, l'administration municipale n'a plus les moyens d'entretenir les centaines de kilomètres de rues et d'infrastructures de ces quartiers dépeuplés. De l'autre, aucun investisseur privé - ou presque - n'est intéressé par l'achat des milliers de terrains et maisons abandonnés. Même lorsqu'ils sont offerts à moins de 500$, voire à 1$, ce qui est fréquent.

«Il y a tellement de terrains vacants qu'ils n'ont plus aucune valeur, dit Mike Score, président de l'entreprise locale Hantz Farms. C'est comme si 100 000 tableaux de Picasso aboutissaient sur le marché demain matin: ils ne vaudraient plus rien.»

Hantz Farms est au premier plan d'un mouvement de plus en plus visible à Detroit: l'agriculture urbaine. Des dizaines de groupes ont commencé ces dernières années à cultiver des fruits, des légumes, des fleurs, etc. sur une poignée de terrains abandonnés. Des jardins communautaires ou coopératifs pour la plupart.

Or, Hantz Farms a des visées beaucoup plus vastes: transformer de vastes secteurs décrépits de la ville en pépinière commerciale. Un exercice qui permettrait de décharger la Ville du fardeau de l'entretien de milliers de terrains et à l'entreprise d'empocher des profits. «On aimerait voir Detroit devenir une destination pour l'agriculture urbaine à toutes les échelles», dit Mike Score en faisant visiter ses terres.

Hantz Farms - propriété du magnat local John Hantz - a racheté puis détruit trois maisons abandonnées avant de lancer son projet-pilote dans l'East Side. Le groupe y a planté des milliers de chênes sur 18 000 mètres carrés, qui ont embelli le quartier pour les quelques familles qui y habitent encore.

L'entreprise souhaite racheter jusqu'à 60 km2 de terrains auprès de la Ville, ce qui soulève l'opposition de divers groupes craintifs de voir John Hantz avoir une mainmise trop grande sur le patrimoine local. Quoi qu'il en soit, Mike Score s'attend à un bon retour sur investissement... dans 60 ans. «On pourra alors vendre les arbres pour faire de bonnes planches.»

Finances précaires

Hantz Farms a signé en juin une entente avec la Ville de Detroit en vue d'étendre son projet-pilote. Si l'initiative fonctionne, elle pourrait alléger quelque peu le bilan de la municipalité, aux prises avec de forts coûts fixes et des revenus de taxation en baisse.

Les finances publiques sont si précaires que le maire Dave Bing a annoncé, au printemps dernier, un plan pour supprimer 2500 postes de fonctionnaire, en plus des 1000 déjà supprimés. La Ville espère économiser 250 millions par année avec cette mesure et des privatisations.

Il reste que la viabilité économique de l'agriculture urbaine en laisse plusieurs dubitatifs. Au premier chef George Jackson, président de l'influente Detroit Economic Growth Corporation.

«Même dans les régions rurales, l'agriculture est une industrie très difficile! dit-il. Donc si les gens ont du mal à faire des profits dans des régions organisées pour ça, comment pourraient-elles en faire dans l'East Side de Detroit?»