La sixième ronde de négociations de l'ALENA se mettra officiellement en branle aujourd'hui à Montréal, au moment où l'avenir du traité commercial apparaît plus menacé que jamais. Des centaines d'émissaires du Canada, des États-Unis et du Mexique seront barricadés toute la semaine dans un hôtel transformé en véritable forteresse pour l'occasion. La Presse a visité les coulisses de l'hôtel où se tiennent ces pourparlers sous haute tension.

NÉGOCIATIONS SOUS HAUTE TENSION

Avec des dizaines de policiers et gardes de sécurité postés tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, l'Hôtel Bonaventure aura rarement autant ressemblé à un bunker que cette semaine. L'immeuble massif, planté comme un monolithe de béton au centre-ville de Montréal, accueille depuis dimanche la sixième ronde de négociations en vue de moderniser l'ALENA.

Quelques négociateurs en complet-cravate déambulaient dans les couloirs de l'hôtel hier matin, les bras chargés de lourdes piles de documents. D'autres étaient attablés dans le foyer et discutaient intensément en anglais ou en espagnol. La tâche qui les attend est si colossale que le début officieux des pourparlers a été devancé de deux jours. Les vraies négociations débuteront ce matin et se poursuivront sans relâche jusqu'à lundi prochain.

« Ce sera une ronde décisive parce qu'on va aborder les questions de fond », a résumé Perrin Beatty, président de la Chambre de commerce du Canada, dans une entrevue récente à La Presse.

MENACE AMÉRICAINE

L'ampleur du dispositif de sécurité mis en place autour du Bonaventure est proportionnelle à l'importance que revêtent ces discussions pour la survie de l'Accord de libre-échange nord-américain. Le président américain Donald Trump menace de déclencher à tout moment une procédure de retrait des États-Unis de l'ALENA. Le gouvernement du Canada, qui a dépêché 150 négociateurs sur place, se prépare au pire tout en espérant la survie de cette entente en vigueur depuis 1994.

« Comme dans toute négociation, il y a des divergences de positions sur certains sujets », a indiqué hier Adam Austen, attaché de presse de la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland.

« Néanmoins, nous continuerons à travailler fort et à négocier de façon constructive afin de moderniser l'ALENA en vue d'un résultat avantageux pour toutes les parties. » - Adam Austen

DE DAVOS À MONTRÉAL

Il reste que le spectre d'un retrait intempestif des États-Unis promet de teinter toutes les discussions des prochains jours. Pendant que les négociateurs du Canada, des États-Unis et du Mexique s'activeront dans les salles de réunion du Bonaventure, Donald Trump et le premier ministre canadien Justin Trudeau participeront au Forum économique de Davos, en Suisse. Toute déclaration du président américain pourrait influencer en un claquement de doigts le cours des pourparlers, même à des milliers de kilomètres de distance.

« Il sera intéressant cette semaine de regarder comment les signaux qui seront envoyés de Davos auront un impact à Montréal », a souligné Bernard Colas, avocat spécialisé en droit du commerce international au cabinet CMKZ à Montréal. « La négociation aura lieu sur deux continents : sur le plan politique à Davos et sur le plan technique à Montréal. »

Donald Trump s'est évertué au cours des derniers mois à dépeindre le Canada et le Mexique comme de mauvais partenaires. Et l'ALENA, comme le « pire accord commercial jamais conclu ». Le président américain a ainsi dénoncé un déficit commercial intolérable avec le Canada, alors que les chiffres officiels du U.S. Trade Representative (USTR) font plutôt état d'un excédent de 12,5 milliards US en 2016 en faveur des États-Unis.

INTRANSIGEANCE

Les négociateurs américains dénoncent par ailleurs l'inflexibilité du Canada par rapport à plusieurs demandes dans le cadre de la présente négociation. Les principaux points en litige portent sur le règlement des différends commerciaux, les règles d'origine dans le secteur automobile et la clause crépusculaire qui entraînerait une renégociation automatique de l'ALENA tous les cinq ans (voir onglet suivant).

« Il y a eu des articles indiquant que les États-Unis ne sont vraiment pas contents avec le Canada et son intransigeance, ce qui me fait vraiment rire, alors que la réalité est l'inverse au vu des demandes qu'ont faites les Américains et qui sont encore sur la table », a noté Patrick Leblond, professeur agrégé à l'École supérieure d'affaires publiques et internationales de l'Université d'Ottawa.

À moins d'un revirement inattendu, la sixième ronde de négociations doit se conclure lundi prochain avec une déclaration commune de Chrystia Freeland, de Robert Lighthizer, représentant américain au Commerce, et d'Ildefonso Guajardo, secrétaire de l'Économie du Mexique, qui se réuniront à Montréal.

La septième et dernière ronde de pourparlers est prévue en mars prochain. Malgré ses coups de gueule répétés, Donald Trump s'est récemment montré ouvert à ce qu'un accord soit signé après les élections mexicaines de juillet prochain.

- Avec Joël-Denis Bellavance, La Presse

SEMAINE MOUVEMENTÉE EN VUE

30 DOMAINES ABORDÉS

Une trentaine de domaines feront l'objet de discussions cette semaine à Montréal dans le cadre des négociations de l'ALENA. Parmi ceux-ci, on compte l'agriculture, les règles d'origine, les marchés publics, la propriété intellectuelle, l'environnement et le genre dans la pratique des affaires. La question des peuples autochtones sera aussi abordée pour la toute première fois depuis le début de ces négociations. Plus de 150 délégués canadiens, qui proviennent de plusieurs ministères, prendront part aux discussions sous la direction du négociateur en chef Steve Verheul.

AGRICULTURE ET AUTO

Washington a formulé plusieurs demandes jugées inacceptables par le Canada pendant les dernières séances de pourparlers. Les États-Unis demandent notamment la fin de la gestion de l'offre pour la volaille, le lait et les oeufs, une requête rejetée catégoriquement par l'industrie agroalimentaire canadienne. La question des règles d'origine dans le secteur automobile pose aussi de sérieux problèmes tant à Ottawa qu'à Mexico. L'administration Trump souhaite notamment que 50 % des pièces d'un véhicule soient fabriquées aux États-Unis pour pouvoir bénéficier de tarifs préférentiels, un pourcentage exagéré, selon les deux autres pays.

DATE D'EXPIRATION 

Les négociateurs reviendront cette semaine sur une autre demande américaine qualifiée d'outrancière, soit celle de prévoir une date d'expiration pour l'ALENA. En vertu de cette clause « crépusculaire », l'accord expirerait dans cinq ans, à moins que les trois pays ne s'entendent pour le maintenir en vie. Une recette parfaite pour générer de l'instabilité, plaident Ottawa et Mexico. Le fameux chapitre 19, qui régit le règlement des différends dans le cadre de l'ALENA, est aussi dans la ligne de mire des États-Unis. Le maintien d'un mécanisme impartial revêt une importance capitale pour le Canada, qui se trouve en ce moment au coeur d'une bataille transfrontalière entre les avionneurs Bombardier et Boeing.

« TERRITOIRE INCONNU »

L'article 2205 du texte de l'ALENA permet à n'importe lequel des trois pays d'entamer une procédure de sortie six mois après en avoir avisé les autres parties. Que se passera-t-il si Donald Trump active bel et bien cette démarche, comme il menace de le faire ? En entrevue à l'émission Question Period de CTV dimanche, la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland a souligné qu'on se retrouvera en « territoire inconnu » si Donald Trump passait à l'action. « Ce n'est clair pour personne, ce qui se passerait après l'invocation de la clause 2205 », a-t-elle avancé. Elle a souvent répété que le Canada était préparé à tous les scénarios, incluant « au pire ».

POURSUITES ET OPPOSITION

Le Mexique a menacé de quitter la table de négociations si Donald Trump invoque l'article 2205. Un risque que Washington ne voudrait peut-être pas courir à l'approche des élections mexicaines de juillet prochain, souligne le professeur Patrick Leblond. L'avocat Bernard Colas entrevoit pour sa part une levée de boucliers au Congrès américain -où une bonne proportion d'élus sont en faveur de l'ALENA - qui se transporterait sans doute devant les tribunaux, si Donald Trump tentait de forcer un retrait. « On demanderait aux tribunaux de préciser quelle est l'autorité du président », a-t-il expliqué. Aucun de ces experts ne croit que l'ALENA deviendrait caduc après six mois, en raison des nombreux débats politico-judiciaires qui émergeraient.

GENS D'AFFAIRES MOBILISÉS

Les dirigeants de 25 chambres de commerce du Canada, des États-Unis et du Mexique se sont réunis hier à Montréal en prévision de la sixième ronde de négociations de l'ALENA. Ils ont rappelé que cet accord a permis de quadrupler le commerce entre les trois pays depuis sa signature, à plus de 1500 milliards US chaque année. Ils ont également souligné que les chaînes de production sont fortement intégrées entre les trois pays et que 14 millions d'emplois dépendent de l'accord aux États-Unis, ainsi que 2 millions au Canada et 3 millions au Mexique. Dans une déclaration conjointe, ils exhortent leurs « gouvernements respectifs à parvenir à un accord pour une mise à jour de l'ALENA et à le maintenir dans le but d'assurer la future réussite économique des trois nations ».

VENDRE LE QUÉBEC QUAND MÊME

La ministre de l'Économie, Dominique Anglade, voit des raisons d'être optimiste au moment où l'avenir de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) se joue à Montréal. « On est en meilleure posture qu'il y a un an, a assuré Mme Anglade lors d'un entretien avec La Presse. Aujourd'hui, des voix s'élèvent en faveur de l'accord des deux côtés de la frontière alors qu'il y a un an, tout ce qu'on souhaitait, c'était ne pas être tout seul à le défendre. Les gens sur le terrain sont mobilisés. »

Peu après cet entretien, la vice-première ministre s'est envolée pour le Forum économique mondial de Davos, où elle sera la seule représentante élue à défendre les intérêts du Québec, en l'absence du premier ministre Philippe Couillard, actuellement en mission en Chine. Le discours québécois s'est ajusté. Il ne sert à rien de vanter le Québec comme porte d'entrée du marché nord-américain au moment même où cette porte menace de se refermer, convient-elle.

Mais Dominique Anglade n'a pas l'intention d'être sur la défensive en prévision de l'issue des négociations de Montréal. « On a fait notre analyse produits et sur les 200 principaux produits exportés par le Québec, la moitié ne seraient pas touchés par la disparition de l'ALENA », a-t-elle indiqué.

- Hélène Baril, La Presse