Depuis la dissolution de l'Union soviétique, en décembre 1991, l'organisation socioéconomique de la Russie se métamorphose à une vitesse telle que même les kremlinologues les plus avertis en perdent leur latin.

Quel est le rôle des oligarques, ces milliardaires frustes dont l'étalage d'une richesse aux origines souvent suspectes fait sourciller la bonne société européenne, trop heureuse par ailleurs de profiter de leurs largesses?

Quels sont les rapports étroits que ces parvenus puissants entretiennent avec Vladimir Poutine, le maître du Kremlin, voire l'oligarque des oligarques?

En quoi ces liens sont-ils différents de leurs relations avec Boris Eltsine, père de la Russie désoviétisée?

Pour répondre à ces questions, la journaliste Christine Ockrent a mené des dizaines et des dizaines d'entrevues, épluché des montagnes de coupures de presse. Cette démarche est à la base de son essai Les oligarques.

Le livre est bâti comme une suite de portraits de deux générations d'oligarques dont les alliances et les rixes sont racontées par le menu, comme une première explication descriptive des rouages économiques et politiques de la Russie postsoviétique.

Figure emblématique, voire dostoïevskienne des oligarques, Mikhail Khodorkovski a droit à tout un chapitre. Depuis ses débuts modestes, en passant par le contrôle du géant pétrolier Ioukos, dont il va s'emparer en tirant profit de privatisations orchestrées par l'entourage d'Eltsine, sans oublier sa déchéance et sa condamnation à 10 ans de bagne pour fraudes présumées à la suite d'un simulacre de procès par la justice de Vladimir Poutine.

Souffrances du peuple

Au passage, Ockrent rappelle les souffrances du peuple russe, non rompu aux lois sans compassion du capitalisme sauvage.

Elle décrit la mécanique bâclée des privatisations, où les gens recevaient des coupons équivalant à des droits de propriété qu'ils se dépêchaient de vendre au rabais à quelques groupes bien organisés qui ont flairé la bonne affaire. Il faut se rappeler que le taux d'inflation a atteint 2600% en janvier 1992.

Khodorkovski a mis la main sur Ioukos pour environ 350 millions de dollars. Il a pu payer cash grâce à ses activités de contrebande. En 2000, Ioukos valait 40 milliards de dollars en Bourse.

D'autres oligarques ont fait comme lui, qui pour s'emparer des affineries d'aluminium, qui des gisements de gaz, qui des mines de potasse, qui des chemins de fer...

Évidemment, tout ce beau monde ne paye aucun impôt, leurs fortunes étant incorporées dans un entrelacs de sociétés-écrans basées dans des paradis fiscaux.

Ces parvenus achètent des propriétés somptueuses sur les rives du lac Léman, en Suisse, en Provence et surtout dans les quartiers les plus à la mode de la capitale britannique, surnommée Londongrad.

L'oligarque Boris Berezovski explique à Ockrent, comment ça fonctionnait: «En 1991, l'État était propriétaire de la Russie à 100%. En 1994, 75% des richesses étaient devenues privées! À sept oligarques, on contrôlait l'économie.»

La corruption était à l'avenant, le racket de la protection aussi. Chaque oligarque entretient sa milice et les affaires se terminent parfois par des règlements de comptes rarement élucidés.

La dynamique change avec Vladimir Poutine. L'emprisonnement de Khodorkovski envoie un signal clair: les oligarques pourront continuer de mener grand train de vie, mais à condition de ne pas contester l'autorité du Kremlin.

La plupart rentrent dans le rang, déploient des activités philanthropiques et investissent une partie de leur fortune dans des chantiers chers au maître du Kremlin, comme les Jeux olympiques à Sotchi ou la Coupe du monde de football de 2018, ce qui leur permet de s'enrichir davantage.

Ockrent brosse aussi le portrait des oligarques ukrainiens, qui se sont ralliés pour la plupart à Moscou, en dépit des visées russes sur leur pays.

La dernière partie de l'ouvrage relève davantage de la géopolitique, mais n'en demeure pas moins lumineuse.

L'auteure donne la voix à quelques oligarques qui tentent d'expliquer les desseins de Poutine, qui ne craint ni les sanctions occidentales ni de sévir pour neutraliser toute velléité d'opposition. À preuve, l'arrestation en septembre de Vladimir Evtouchenko, patron du groupe de télécom Sistema.

Et de conclure Ockrent: «La ferveur nationaliste et le contrôle accru des médias marginalisent plus que jamais une opposition quasiment privée d'expression politique. Les Russes sont fiers de leur maître.»

---------------

Christine Ockrent. Les oligarques, Robert Laffont, 370 pages