Poids lourd mondial de la presse d'opinion, le magazine allemand Der Spiegel cherche sa voie entre ancrage papier et offre numérique très aboutie, une dualité source de tensions répétées qui ont provoqué une crise ouverte.

Longtemps considéré comme le média le plus influent d'Allemagne, le Spiegel a révélé nombre d'affaires et de scandales depuis sa création en 1947. Le magazine, qui compte 1 200 salariés, est par exemple en pointe depuis l'an dernier sur les affaires d'espionnage par les services secrets américains.

Mais le rapprochement entre son édition papier bordée d'orange et son site internet - le deuxième plus consulté d'Allemagne et une référence en matière de rapidité et d'exclusivité - n'en finit pas de faire des remous.

Près de 80 % des rédacteurs du journal viennent d'adresser une lettre ouverte aux actionnaires, réclamant l'abandon du plan «Spiegel 3.0» du rédacteur en chef Wolfgang Büchner, qui veut rapprocher les rédactions web et papier. Face à cette fronde, M. Büchner a sauvé sa peau de justesse la semaine dernière, mais il a été prié de ne plus s'occuper du travail au jour le jour de la rédaction.

Cet ancien de Spiegel Online, passé entre temps par l'agence DPA et revenu avec pour mission de remanier les rédactions, a été d'emblée mal accueilli. Dernièrement, il s'est attiré les foudres des salariés en voulant nommer à la tête de chaque service un nouveau responsable en charge à la fois du numérique et des produits imprimés.

Tiraillé

L'an dernier, faute d'arriver à rapprocher le papier du numérique, le Spiegel avait tranché dans le vif en se séparant des rédacteurs en chef des deux entités, après de longs mois de luttes dans un climat délétère.

Au Spiegel, «les conflits sont parfois un peu bruyants», reconnaissait en début d'année dans une interview M. Büchner, admettant qu'il n'avait pas imaginé la tâche «aussi ardue».

Comme beaucoup d'organes de presse, et notamment ses rivaux allemands Focus et Stern - le rédacteur en chef du second vient d'être limogé au bout de 15 mois -, le magazine est tiraillé entre sa tradition papier et ses aspirations numériques, entre les impératifs de vitesse et son exigence de journalisme haut de gamme.

«Cela fait des années qu'on cherche une recette satisfaisante pour un journalisme de qualité et un modèle internet. Entre-temps, la frustration est devenue grande au sein de la branche», souligne Christoph Neuberger, professeur d'économie des médias à l'université de Munich.

Le Spiegel Online, qui revendique 10,2 millions de visiteurs uniques par mois, réussit le tour de force de dégager des bénéfices depuis 2007 avec une offre entièrement gratuite.

Mais l'hebdomadaire, quoique toujours rentable, voit ses ventes reculer. Elles ont atteint 874 111 exemplaires au deuxième trimestre, 3 % de moins qu'il y a deux ans. Le chiffre d'affaires a reculé de 2 % en 2013, à près de 300 millions d'euros, sa plus faible performance des dix dernières années.

Réunion houleuse

Une formule payante est en préparation pour le site. Autre rupture, le magazine devrait aussi paraître le samedi à partir de 2015, et non plus le lundi.

Au sein des rédactions, l'équipe «en ligne» -  140 journalistes, contre près du double pour la rédaction papier - est favorable à un rapprochement web et papier, mais beaucoup d'«anciens» suspectent la direction de vouloir faire le ménage parmi les chefs de services.

Or les salariés de la rédaction papier détiennent 50,5 % des parts du groupe, aux côtés de l'éditeur allemand Gruner + Jahr (25,5 %) et des héritiers du fondateur Rudolf Augstein (24 %).

Au terme d'une réunion de crise houleuse il y a quelques jours au siège de Hambourg (nord), les actionnaires ont confirmé la ligne défendue par M. Büchner, mais exigé plus de dialogue.

«Les actionnaires ont dit clairement ce à quoi le futur du magazine doit ressembler: le numérique. Toute la question est de savoir si le message sera compris», souligne Michael Hanfeld, du journal Frankfurter Allgemeine Zeitung.

Selon le site spécialisé Meedia, direction et rédaction ont désormais deux mois pour s'entendre sur une feuille de route.