La Norvège a été le premier pays à imposer un quota de femmes aux conseils d'administration des entreprises cotées en Bourse. Dix ans plus tard, une nouvelle génération de «jupes dorées» a pris sa place dans le monde des affaires. Les résultats sont impressionnants... et mitigés.

Poignée de main ferme, teint hâlé, lunettes Ray-Ban plantées sur le nez: Mimi Berdal est détendue lorsqu'elle nous rencontre sur la terrasse d'un café d'Oslo en ce mercredi ensoleillé. Détendue, mais affairée: l'avocate a un agenda bien rempli devant elle.

Mimi Berdal est devenue une véritable étoile du monde des affaires en Norvège. Depuis 2003, année où le pays scandinave a adopté une loi sur les quotas de femmes dans les conseils d'administration des entreprises cotées en Bourse, la quinquagénaire a cumulé les mandats dans un éventail de sociétés - plus de 90 au total. «C'est devenu un peu étourdissant à un certain moment, mais les choses se sont calmées», dit-elle dans un éclat de rire.

Dix ans plus tard, les effets de la réglementation sont indéniables. Comme prévu, toutes les entreprises cotées à la Bourse d'Oslo - plus de 450 - ont intégré au moins 40% de femmes à leurs conseils. Le gouvernement détenait le pouvoir de les fermer si elles ne respectaient pas la nouvelle législation, un argument qui a pesé lourd dans la balance.

«C'est une défaite d'avoir eu à imposer des quotas de femmes, mais d'un point de vue pragmatique, il faut parfois briser des oeufs pour faire une omelette», dit Mimi Berdal, elle-même opposée à l'idée au départ.

Photo archives, La Presse

Véritable étoile du monde des affaires en Norvège, Mimi Berdal a cumulé les mandats dans plus de 90 sociétés.

«Utiliser la force »

Si la Norvège peut aujourd'hui se targuer d'avoir été le premier pays au monde à faire une telle place aux femmes dans le monde des affaires, le chemin pour y parvenir a été tortueux. Parsemé d'embûches, de scandales et de controverses.

Ansgar Gabrielsen en sait quelque chose. Cet ancien ministre du Commerce et de l'Industrie est le père autoproclamé de la loi sur l'égalité des sexes. "Ça a été une vraie tempête pendant deux ans», se rappelle l'ex-politicien, rencontré dans le hall du parlement norvégien, au coeur du centre historique d'Oslo.

L'ambition d'Ansgar Gabrielsen remonte à la fin des années 90. À l'époque, il tient plusieurs rencontres avec la plus grande organisation patronale du pays, NHO. Le regroupement accepte l'idée d'inclure plus de femmes aux conseils d'administration et propose un délai de 10 ans pour y parvenir. Trop peu pour le ministre de droite, pourtant très proche du milieu des affaires.

Sans même consulter le premier ministre, Ansgar Gabrielsen convoque des journalistes à son bureau pour annoncer son projet de loi sur les quotas. Sa sortie crée une véritable tempête politique. Mais, contre toute attente, la législation est adoptée 18 mois plus tard par le gouvernement de coalition.

«La seule façon de le faire, c'était d'utiliser la force, dit-il. Je n'étais plus capable d'entendre des promesses. Si on ne l'avait pas fait, ça aurait pris encore 200 ans pour atteindre le 40%!»

Objectif initial atteint, mais...

Les statistiques les plus récentes prouvent hors de tout doute que la loi a atteint son objectif initial. En date du 1er janvier dernier, on comptait 40,5% de femmes dans les conseils d'administration des entreprises cotées en Bourse, un cheveu au-dessus du seuil imposé par l'État. Une toute nouvelle génération de femmes d'affaires ambitieuses - appelées les «jupes dorées» - a réussi à prendre sa place en Norvège.

Or, la hausse fulgurante du nombre d'administratrices ne s'est pas traduite par un bond équivalent dans les équipes de haute direction des sociétés cotées en Bourse. Loin de là. Les femmes y occupent aujourd'hui 15,1% des postes, un chiffre qui a mystérieusement reculé du tiers entre 2012 et 2013, indique l'institut norvégien de la statistique.

Celles qui accèdent au siège du PDG sont encore plus rares: à peine 2% des grands patrons norvégiens sont des femmes, selon l'Institut de recherche sociale d'Oslo (IRSO). En somme, les «jupes dorées» sont les bienvenues dans les entreprises... tant qu'elles restent cantonnées à la salle du conseil.

«L'effet d'entraînement souhaité ne s'est pas produit», tranche Mari Teigen, directrice de la recherche à l'IRSO, qui étudie la question des quotas depuis des années.

La NHO dresse elle aussi un bilan en demi-teintes de la loi. Le regroupement, fermement opposé au départ, reconnaît aujourd'hui que la "catastrophe" appréhendée n'a pas eu lieu. Les entreprises ont su s'adapter à la nouvelle loi, et elles ont su trouver des candidates intéressantes et qualifiées en nombre suffisant.

Kristina Jullum Hagen, conseillère à l'égalité des sexes de l'organisation patronale, croit toutefois que l'imposition de quotas cible le «mauvais angle» du problème des femmes en affaires. La stratégie part du haut de la pyramide - les conseils d'administration - plutôt que de tenter de pousser les jeunes femmes à aller étudier dans les secteurs traditionnellement masculins. «C'est comme le glaçage sur le gâteau», illustre la jeune femme dans le décor opulent du siège social de la NHO, à l'orée d'un parc d'Oslo.

«Le nombre de femmes dans le secteur privé a baissé de 38% à 36% depuis 10 ans, et on ne comprend pas pourquoi, poursuit-elle. Les femmes choisissent encore beaucoup le secteur public, même chez les avocates...»

Ahmad Ghanizadeh, sous-ministre adjoint au ministère de l'Enfance, de l'Égalité et de l'Inclusion sociale, reconnaît lui aussi que le combat pour l'égalité en entreprises est tout sauf gagné. L'outil "controversé" des quotas a aidé, mais il faudra de nouvelles mesures, résume-t-il.

«Il y a encore un écart salarial de 13% entre les hommes et les femmes, fait-il valoir à La Presse. Il faut remettre le débat sur l'égalité tout le temps à l'avant-plan. On ne peut pas se reposer sur nos lauriers.»

Les 240 000 entreprises à capital fermé du pays, exclues de la loi sur les quotas, boudent quant à elles l'égalité des sexes. Les femmes y comptent pour moins de 18% dans les conseils d'administration. Le gouvernement n'entend pas légiférer à leur égard, mais certaines mesures sont à l'étude, souligne M. Ghanizadeh.

Les mentalités évoluent

Même si l'expérience norvégienne demeure mitigée, rares sont ceux qui remettent aujourd'hui en cause le bien-fondé de l'imposition de quotas. Les mentalités ont évolué, et c'est déjà une victoire.

«C'est une loi de façade, mais en même temps, on ne peut pas nier que la structure persistante de domination masculine dans les conseils d'administration a changé", dit la chercheuse Mari Teigen, dans son petit bureau encombré de bouquins.

La femme d'affaires Mimi Berdal analyse la chose avec philosophie.

«Rome ne s'est pas construite en un jour. Mon idéal, c'est qu'un jour, le fait qu'il y ait des femmes dans les conseils d'administration devienne une non-nouvelle!»

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EN BREF

40%

Seuil minimal de femmes devant siéger au conseil des entreprises cotées en Bourse

40,5%

Pourcentage atteint

17,7%

Pourcentage de femmes aux conseils des entreprises privées (non soumises à la loi)

5,8%

Nombre de femmes dans les équipes de haute direction des entreprises cotées en Bourse

Source: Statistisk sentralbya, en date du 1er janvier 2013

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LA LOI NORVÉGIENNE EN BREF

La Loi sur les quotas est entrée en vigueur en 2003. Les entreprises cotées à la Bourse d'Oslo ont ensuite eu quatre ans pour se conformer à ses exigences. Les sociétés d'État, parapubliques et municipales ont aussi dû s'y plier.

> La loi exige un minimum de 40% de femmes dans les conseils d'administration comptant neuf membres ou plus.

> S'il y a deux ou trois membres, on doit compter au moins une femme. Si c'est quatre ou cinq, il faut deux femmes. Et entre six et huit membres, il doit y avoir au moins trois administratrices.

> L'État a le pouvoir de dissoudre les sociétés qui refusent de se conformer à la loi.

> En 2008, 77 entreprises ont violé la loi. Elles ont reçu des avis de quatre semaines pour régulariser leur situation. Aucune société n'a été dissoute.

> Certaines sociétés cotées en Bourse ont décidé de fermer leur capital, mais aucune n'a jamais admis que c'était pour se soustraire à la loi, bien que plusieurs en doutent en Norvège.

> Les sociétés à capital fermé ne sont pas visées par la loi.

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LA MONTÉE DES JUPES DORÉES EN NORVÈGE

L'imposition de quotas féminins dans les conseils d'administration en 2003 a créé - littéralement - une pénurie de femmes d'affaires disponibles en Norvège. Ce besoin nouveau a donné naissance à une toute nouvelle génération de femmes de pouvoir, surnommées ici les "jupes dorées" (goldenskirts). Divers programmes de formation ont été mis en place pour les préparer à leurs fonctions dans les C.A. L'organisation patronale NHO, par exemple, a mis en place le programme «female future», qui comprend 14 journées de formation réparties sur un an. «Plus de 1350 femmes l'ont suivi jusqu'à maintenant, et environ les deux tiers d'entre elles ont été promues à un conseil après 6 mois», explique Kristina Jullum Hagen, conseillère à l'égalité des genres à NHO.

PHOTO JAN-MORTEN BJOERNBAKK, ARCHIVES AFP

Ansgar Gabrielsen, ancien ministre du Commerce et de l'Industrie, est le père autoproclamé de la loi sur l'égalité des sexes en Norvège.