Elles n'ont souvent aucun revenu et carburent au risque et à l'ambition. Mais certaines entreprises en démarrage connaissent des décollages spectaculaires. La Presse Affaires a passé un an dans les coulisses de Carré Technologies. Leur produit, un chandail high tech qui peinait à trouver sa niche, est maintenant testé autant par des astronautes que des athlètes professionnels.

«Ce sont mes REER qui sont là-dedans.» Jean-François Roy pointe une carte électronique branchée à un t-shirt duquel émergent des fils électriques. Un conseiller financier évaluerait probablement le risque du placement à «extrême». Et le jeune homme le sait mieux que personne.

Nous sommes le 11 octobre 2011 dans un local de Rosemont-La-Petite-Patrie, quelque part entre une usine de métal et une voie ferrée. C'est dans cet espace de 500 pieds carrés que sont dirigées les opérations de Carré Technologies - une boîte qui veut casser la baraque en commercialisant des vêtements intelligents.

Jean-François Roy est le chef des technologies de l'entreprise. Avec le président, Pierre-Alexandre Fournier, il en est aussi le fondateur. Deux employés complètent l'équipe. Pour l'instant, celle-ci n'a ni clients, ni revenus.

Carré Technologies vient cependant d'accoucher d'un prototype fonctionnel: un chandail de sport truffé de capteurs capable de mesurer les signes vitaux de celui qui l'enfile. Nom officiel: l'Hexoskin.

Un électrocardiogramme, deux capteurs de respiration, un accéléromètre 3D: l'Hexoskin capte le moindre signal biologique, puis le transmet à une carte électronique cachée dans le chandail. Cette-ci communique par technologie Bluetooth avec un iPhone, qui affiche et analyse les données.

«Au début, quand on passait ça au lavage, il y avait plein de choses qui lâchaient - la colle, les soudures. Là, ça tient, se réjouit Pierre-Alexandre Fournier. Notre objectif, c'est maintenant de produire dix unités identiques avec une qualité constante.»

Ce prototype est le fruit d'un long cheminement. Pierre-Alexandre et Jean-François sont de vieux amis qui ont fait leur cegep ensemble, leur baccalauréat en génie électrique aussi. Après avoir complété des maîtrises et tâté le marché du travail, ils se sont retrouvés pour réaliser un vieux rêve: se lancer en affaires.

Carré Technologies naît en 2006 avec un objectif: analyser des données médicales.

«On se posait plein de questions, raconte Pierre-Alexandre. Quels sont les effets d'un entraînement sur la santé? Est-ce que boire du café, ça change quelque chose? Et bien dormir? On pensait analyser des données pour y répondre. Sauf qu'on a réalisé que des données, il n'y en avait pas!»

D'où l'idée de fabriquer un vêtement capable d'en recueillir. Les deux amis bricolent un laboratoire chez Jean-François et se mettent à l'ouvrage. Pour gagner leur vie en attendant de commercialiser leur invention, ils mettent leur expertise en traitement de signal à profit pour réaliser des mandats de consultation.

En 2010, ils louent un local, puis prennent une grande décision: abandonner la consultation, même s'il s'agit de leur unique source de revenus, pour se consacrer entièrement à l'Hexoskin.

«On a joué le tout pour le tout, dit Pierre-Alexandre. On a pris des cartes de crédit, des marges, on a réhypothéqué nos maisons...»

Aujourd'hui, chacun des fondateurs estime avoir mis environ 100 000$ de son argent personnel dans l'aventure. Les sacrifices sont immenses. Les risques, élevés. Et les gains, encore hypothétiques.

14 octobre 2011: le décollage

Trois jours à peine après notre première visite, les choses basculent pour Carré Technologies. En après-midi, Jean-François reçoit un appel d'une fonctionnaire des travaux publics du gouvernement fédéral.

Il n'est pas surpris. Carré Technologies a répondu en avril à un appel d'offres de l'Agence spatiale canadienne, qui cherche des vêtements intelligents pour l'entraînement au sol de ses astronautes. Jean-François croit à une autre demande de documents pour compléter le dossier. « Je vous envoie le contrat. Vous me le renvoyez signé », dit son interlocutrice, avant de raccrocher.

Il faut un moment à Jean-François pour réaliser que Carré vient de décrocher un contrat de l'Agence spatiale canadienne. Son premier lié à l'Hexoskin, et pas n'importe lequel.

Ce coup de fil change tout pour la jeune entreprise. D'abord, Pierre-Alexandre et Jean-François reçoivent la confirmation que leur projet n'est pas qu'un rêve en l'air. L'Hexoskin répond à des besoins réels. Et des clients sont prêts à payer pour.

Le contrat stipule que l'Agence versera jusqu'à 750 000$ à Carré Technologies en divers paiements à mesure que l'entreprise livrera sa technologie. Carré devra fournir des chandails intelligents, mais aussi un logiciel capable d'analyser les signes vitaux des astronautes et un autre pour simuler les conditions d'entraînement. Si elle livre comme prévu, elle peut désormais compter sur des revenus réguliers.

Surtout, l'Agence spatiale donne une crédibilité instantanée à la jeune équipe.

« C'est quelque chose qu'on utilise tant pour recruter des employés que dans la recherche de financement ou de nouveaux clients », dira plus tard Pierre-Alexandre.

Les deux amis, qui soupent souvent ensemble avec leur conjointe et leurs enfants, débouchent une bonne bouteille ce soir-là. Mais les célébrations, de l'aveu même de Pierre-Alexandre, sont « austères ». Car si les entrepreneurs sont heureux, ils ne cachent pas leur stress. « L'Agence s'attend à ce qu'on commence lundi prochain, explique Pierre-Alexandre. Le problème, c'est qu'on n'a pas encore les ressources pour ça! »

Le travail, le vrai, commence.

Un hiver sur les chapeaux de roues

Grossir l'équipe. Pour Pierre-Alexandre et Jean-François, l'objectif devient rapidement une obsession. Ils cherchent un technicien en électronique, mais surtout, des programmeurs informatiques. Le problème, c'est que toute la ville se les arrache.

« C'est loin d'être évident de trouver les gens qui ont les compétences qu'on cherche, confie Pierre-Alexandre. Il faut que les candidats soient prêts à travailler dans une startup, avec les risques que ça comporte. Ici, tout le monde doit prendre des initiatives. Un programmeur qui rêve de faire des effets spéciaux chez Ubisoft ne s'intéressera pas à notre projet, et je ne peux concurrencer Ubisoft sur le salaire. Personne ne va trouver son compte. »

Pour Pierre-Alexandre et Jean-François, deux jeunes pères de famille, la journée type laisse peu de place à la détente. Leur premier « quart de travail » se déroule de 8h00 à 18h00. Les entrepreneurs filent ensuite à la maison pour un souper en famille, suivi des bains et des histoires. À 21h00, ils sont de retour au bureau, qu'ils ne quittent qu'à minuit.

« On travaille aussi la fin de semaine, même si on essaie d'éviter. Il faut trouver un équilibre entre la famille et le travail», lance Pierre-Alexandre.

Pendant que le président tente de structurer son entreprise, Jean-François, lui, s'assure que le produit progresse.

Le textile des vêtements, l'électronique des capteurs, l'informatique des serveurs et des logiciels qui stockeront et analyseront les données : les défis sont incroyablement variés et arrivent de partout à la fois.

« Ça, on a cherché ça partout dans le monde, dit Jean-François en brandissant un lacet qui contient des fils conducteurs. On a demandé des soumissions en Angleterre, à Taïwan, au Danemark... Finalement, on l'a trouvé sur la rue Chabanel. Ce n'est pas une blague. »

« Il y a un danger réel de s'éparpiller, confie-t-il. Dans notre cas, on ne construit pas seulement une nouvelle entreprise, mais pratiquement une nouvelle industrie. On doit aligner des dizaines de manufacturiers qui ne sont pas du tout habitués à faire ce qu'on leur demande. »

Le 16 janvier, Carré frappe un grand coup. Elle recrute Yvan Ouellet, un vieux routier de l'industrie qui a notamment été chef des ventes pour les Amériques chez Softimage et grand patron de l'entreprise Algolith. L'homme a aussi déjà lancé sa propre société en démarrage.

« J'étais dû pour autre chose et je cherchais de jeunes entrepreneurs en besoin de cheveux gris, explique Yvan Ouellet. On m'a présenté à Pierre-Alexandre et Jean-François et j'ai été vraiment impressionné. Les entrepreneurs ont souvent des égos trop gros pour rentrer dans les immeubles. Pas eux. Ils ont eu la maturité de reconnaître qu'ils n'avaient pas toutes les compétences requises pour réussir un lancement de produit. »

« Un atout incroyable pour l'équipe, dit Pierre-Alexandre. Il apporte une expérience qu'on n'a pas. Il structure plein de choses. »

Le 9 février, autre coup de théâtre. Carré Technologies signe un accord de licence avec Bodyhype, un manufacturier de vêtements de sport de St-Hubert qui veut intégrer la technologie dans les uniformes qu'il vend aux joueurs de hockey, soccer et autres sports d'équipe.

« Pour nous, c'est une grosse marque de confiance », dit Jean-François Roy.

Printemps 2012: les affaires décollent... mais la production ne suit pas

Carré Technologies émerge de l'hiver méconnaissable par rapport à ce qu'elle était à l'automne.

Dans le bâtiment de la rue De Gaspé, l'entreprise occupe maintenant trois locaux distincts. Le premier sent la colle et la soudure. De jeunes employés y manipulent des vêtements de sport installés sur des mannequins, pendant que d'autres bidouillent de l'électronique sur des tables couvertes de circuits imprimés et de téléphones intelligents.

Le deuxième local est silencieux. Une poignée de programmeurs, écouteurs vissés aux oreilles, y tapent du code informatique.

Le troisième est consacré à l'administration. La liste de paie de Carré Technologies compte maintenant neuf employés, dont une jeune designer de vêtements, deux programmeurs seniors et un technicien en informatique.

Un chef des finances à temps partiel et trois stagiaires universitaires complètent l'équipe, qui compte même... un robot. Un étudiant de l'École polytechnique a conçu un buste qui simule des battements cardiaques et autres signes vitaux, permettant de tester l'Hexoskin.

Est-ce la crédibilité amenée par l'Agence spatiale? Le développement des affaires, en tout cas, avance bien. Presque trop bien.

Stéphane Dubé et Stéfano Lanni, deux entraîneurs du Centre Performe Plus qui s'occupent de la préparation physique d'athlètes de haut niveau, acceptent de tester l'Hexoskin sur leurs poulains. Alexandre Burrows, des Canucks de Vancouver, Danny Bourgeois, de l'équipe canadienne de snowboard, et Alexandre Dupuis, un joueur de football des Carabins de l'Université de Montréal, font partie des athlètes qui revêtent le chandail à l'entraînement.

Mais il n'y a pas que les sportifs qui s'intéressent à la technologie. L'entreprise en démarrage OM Signal s'est aussi installée dans le même bâtiment que Carré. Son vidéo promotionnel montre une femme pratiquant le yoga sur une musique zen. L'entreprise veut faire des vêtements permettant de se « reconnecter à soi-même ». Et pour ça, elle compte sur les données biométriques de Carré.

Pour cette dernière, ces premiers utilisateurs sont davantage des partenaires que des clients. Les versions qu'ils acquièrent sont encore des prototypes qu'on verrait mal en vente chez Sports Expert, par exemple. Le logiciel d'analyse de données, notamment, n'est pas encore en mesure de gagner des prix de convivialité.

« Eux nous donnent des commentaires sur l'application, et nous on l'adapte sur mesure à leurs besoins, dit Yvan Ouellet. C'est un échange.»

Bientôt, les appels entrent de la part de clients potentiels que l'entreprise n'a souvent même pas sollicités. Neurosport, une entreprise québécoise qui fait le suivi d'athlètes victimes de commotion cérébrale, veut des chandails Hexoskin pour faciliter son travail. Des universitaires souhaitent les utiliser pour assurer le suivi médical de paysans de l'Inde vivant loin des centres médicaux. Une importante entreprise américaine en réclame pour mesurer la fatigue des camionneurs.

Cet intérêt fait évidemment la joie de Carré. Le hic, c'est qu'elle ne parvient pas à suivre.

« Notre problème, actuellement, c'est qu'on n'est pas encore en production », lance Jean-François Roy, préoccupé.

« Quand les clients appellent, on ne refuse pas. Mais on leur dit qu'on va livrer seulement dans plusieurs mois », dit Pierre-Alexandre.

Malgré le stress, le doyen de l'équipe, lui, semble s'amuser comme un gamin.

« Il y a quelques mois, on avait un concept sur papier, dit Yvan Ouellet. Là, on assemble les pièces et le bébé prend vie. Moi, j'ai déjà vécu ça, mais pas eux. Et c'est un moment complètement magique. »

L'équipe répond aussi à un deuxième appel d'offres du gouvernement fédéral, mais l'échappe. Même si l'obtention du contrat aurait mis une pression énorme sur l'entreprise, le refus passe de travers.

« On était vraiment confiant là-dessus. Et notre réaction a été : what the hell?» dit Yvan Ouellet, qui croit que la petite entreprise a dérangé quelques gros joueurs établis au cours du processus.

Carré Technologies compte aussi un autre bassin d'utilisateurs précoces : ses propres employés. Chacun d'entre eux possède un Hexoskin et est encouragé à le porter autant en dormant qu'en faisant du sport.

Pierre-Alexandre, Jean-François et Yvan en portent aussi sous leur chemise lorsqu'ils rencontrent clients, investisseurs et employés potentiels. Sur leur iPhone, ils exhibent en direct leur propre électrocardiogramme sous les yeux ébahis des interlocuteurs.

« Plus efficace qu'un Power Point », résume Pierre-Alexandre.

Été 2012: lancement retardé et congédiements

Carré Technologies rêve maintenant d'un lancement officiel. Une conférence de presse en présence de quelques clients satisfaits - des athlètes connus, par exemple - est dans les plans.

L'équipe vise le début de la saison de soccer... pour s'apercevoir qu'elle n'est pas prête. Le logiciel, encore lui, n'est pas aussi avancé qu'on ne l'espérait.

« Ça ne sert à rien de faire grimper les attentes pour n'être pas capable de livrer », raisonne Pierre-Alexandre.

En juin, cette entreprise pour qui la recherche d'employés est une préoccupation quotidienne prend aussi une décision difficile : congédier deux travailleurs.

« Le bilan n'était pas ce qu'on aurait voulu, explique Pierre-Alexandre. L'environnement des startups ne convient pas à tout le monde et on en est bien conscient.»

Entre tout ça, une tâche gruge une grande partie du temps : la recherche de financement. Comme toute entreprise en démarrage qui doit développer son invention avant de la vendre, Carré a besoin de carburant pour avancer.

Le contrat de l'Agence spatiale assure certains revenus, mais ils sont insuffisants. L'entreprise tire le maximum des divers programmes gouvernementaux à sa disposition. Prêt de la Corporation de développement économique communautaire Rosemont-Petite-Patrie, crédits d'impôt à la recherche et au développement, Programme d'aide à la recherche industrielle, alouette : cette aide est essentielle, mais exige souvent que Carré débourse l'argent avant d'être remboursée. Le problème des flux de trésorerie, bien connu des petites sociétés en croissance, devient un stress quotidien.

En août, soulagement : un groupe d'anges financiers composés de proches et d'amis accepte d'injecter quelques centaines de milliers dans l'entreprise. Mais l'argent vient avec des obligations.

« Pour la première fois, on a des actionnaires externes, dit Pierre-Alexandre Fournier. Ça amène une autre organisation, une autre façon de communiquer... Ça enlève un certain stress, c'est sûr. Mais ça en crée aussi un nouveau. »

Automne 2012: cap vers la commercialisation

Un an après notre première visite chez Carré Technologies, l'entreprise n'a rien à voir avec celle que nous avions découverte. Seize employés permanents et une vingtaine au total composent maintenant l'équipe.

Pour la deuxième fois en moins de dix mois, Carré est à l'étroit dans ses locaux. Un déménagement dans un bâtiment voisin est prévu pour février.

Après avoir raté la saison de soccer, l'équipe a tenté de coordonner son lancement officiel avec le double coup d'envoi du football et du hockey. Mais encore une fois, elle a décidé d'attendre. Le produit n'était toujours pas prêt.

En septembre, la Ligue de hockey junior majeur du Québec (LHJMQ) a néanmoins annoncé un projet-pilote basé sur des vêtements intégrant la technologie Hexoskin. Les joueurs des Phoenix de Sherbrooke et des Voltigeurs de Drummondville les porteront afin de suivre leur condition physique. La LHJMQ souhaite utiliser les données pour instaurer une procédure de réadaptation pour les joueurs blessés.

Carré Technologies a lancé en novembre une production de 1000 unités, de loin la plus importante de son histoire. L'objectif : bâtir un inventaire pour le fameux lancement officiel, maintenant prévu au début de l'an prochain.

« Cette fois, on sait que le produit va être beau et que le logiciel va être à la hauteur, dit Pierre-Alexandre. Et les unités ont toutes les certifications requises.»

Après le développement technologique, l'entreprise se prépare à passer en mode commercial. Logiciels pour suivre les commandes, employés de soutien à la clientèle, force de marketing : elle doit se doter d'un tout nouvel arsenal d'outils.

Le plan est simple : Carré veut démontrer le potentiel commercial de l'Hexoskin, puis aller cogner à la porte des investisseurs. Cette fois, c'est quelques millions qu'on veut décrocher pour faire un vrai déploiement international.

« La chenille va devoir sortir de son cocon et devenir un papillon, dit Yvan Ouellet. On n'est plus un projet de recherche. On ne peut plus rester une petite entreprise en développement. Il faut qu'on adopte un mode commercial. »

Mais comptez sur le chef des technologies, Jean-François Roy, pour s'assurer que le développement technologique demeure au coeur des activités de Carré.

« Le volet commercial démarre, mais on va rester une entreprise de recherche et de développement, promet-il. L'Hexoskin va évoluer et on va inventer de nouveaux produits. »

Son bilan de l'année qui vient de passer?

« Ça va vite. Très vite », répond-il. Pas question, toutefois, de dire que les résultats surpassent les attentes.

« J'aurais aimé qu'on soit encore plus loin, lance-t-il. On a fait des erreurs, on a perdu du temps et de l'argent, on s'est trompé avec certaines embauches. Mais on apprend et je suis content. L'équipe actuelle est bonne. Et surtout, c'est dynamique. On a du fun, ici. »