Le changement est invisible à l'oeil nu. Il se cache dans le sous-sol des immeubles locatifs, le long des fils électriques, dans des boîtiers de raccordement. À coup de centaines de millions, Bell et Vidéotron se livrent depuis quelques années une bataille technologique et commerciale sans précédent à Québec. Un combat qui a permis de doter la Vieille Capitale d'un réseau de télécoms unique au Canada. Et qui est loin d'être fini.

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Vincent Cantin est accroupi devant un boîtier de raccordement, au coin de deux rues résidentielles de la haute-ville de Québec. En ce matin frisquet de fin d'hiver, il explique en détail le fonctionnement des dizaines de prises et câbles de fibre optique qui garnissent l'appareil - un charabia incompréhensible pour le commun des mortels.

Le directeur des opérations de Bell Services Techniques est débordé ces jours-ci, comme tous les techniciens du groupe à Québec. Depuis juillet, ils ont branché plus de 110 000 maisons et appartements à un réseau complexe de fibre optique, qui devrait desservir les 300 000 foyers et entreprises de la Vieille Capitale d'ici un an. Le groupe devra embaucher massivement pour réussir à boucler à temps ce vaste projet de 225 millions de dollars.

«La semaine dernière, on prévoyait l'embauche de 174 techniciens à Québec, et le chiffre vient d'être revu à 324...» dit M. Cantin.

Sans faire trop de bruit - du moins jusqu'à la semaine dernière -, Bell a construit à Québec son réseau de large bande le plus rapide et le plus vaste au pays. Le groupe s'est donné le défi de «préconnecter» chaque résidence et entreprise de la ville à son nouveau réseau de fibre optique, appelé Fibe, qui offre des vitesses de transfert supérieures pour les services internet et la télé numérique. Dès qu'un client potentiel se montrera intéressé, il pourra être branché rapidement puisque la fibre sera déjà rendue à sa porte, fait valoir l'entreprise.

Bataille féroce

La ville de Québec s'est transformée en véritable terrain de bataille au cours des dernières années pour Bell et Vidéotron, les deux fournisseurs de télécoms dominants dans la province.

Après avoir modernisé son réseau à coup de millions, le câblodistributeur Vidéotron a ouvert le bal en septembre 2010 en lançant à Québec un service internet permettant de recevoir du contenu à une vitesse de 120 Mbit/s. Bell a surpassé son concurrent en annonçant la semaine dernière une vitesse de 175 Mbit/s dans la Vieille Capitale avec son nouveau réseau Fibe... ce qui a entraîné une réplique rapide.

Trois jours plus tard, soit jeudi, la filiale de Quebecor a annoncé une vitesse de téléchargement de 200 Mbit/s à Québec, du jamais vu ici. Une annonce que Vidéotron a devancée de quelques semaines pour faire un pied de nez à Bell, a reconnu Robert Dépatie, président du câblodistributeur, en entrevue à La Presse Affaires. «On a lancé ce nouvel accès haute vitesse pour montrer qu'on est encore le leader sur le marché.»

Selon M. Dépatie, Bell est clairement en mode défensif depuis les dernières années. «Tout ce qu'ils font, c'est pour se défendre contre Vidéotron, lance-t-il. En téléphonie résidentielle, on a gagné presque 1,3 million de clients, dont plus de 1 million vient de chez Bell. On est aussi rendu un acteur dominant dans l'internet.»

L'aréna de PKP

La bataille Bell-Vidéotron a pris une ampleur encore plus vive dans la dernière année à Québec, depuis qu'un projet d'amphithéâtre en partenariat public-privé a été annoncé. Quebecor a remporté la mise pour exploiter le futur aréna de 400 millions de dollars, un projet qui promet de donner une visibilité exceptionnelle à sa bannière Vidéotron. Surtout si une équipe de la LNH s'y installe, comme le souhaitent ardemment les autorités locales.

Nicolas Poitras, vice-président marketing, services résidentiels, chez Bell, affirme que les investissements massifs de Bell Québec - et l'immense campagne publicitaire qui va avec - n'ont rien à voir avec l'amphithéâtre Vidéotron. «La décision de faire la fibre a été prise avant l'annonce (de Quebecor), et à l'interne, on travaille là-dessus depuis bien avant.»

Le grand patron de Vidéotron soutient lui aussi que l'importance accordée à la Vieille Capitale n'a rien à voir avec les visées du président de Quebecor, Pierre Karl Péladeau. «La ville de Québec, même si on oublie les projets de Quebecor, a toujours été le château fort de Vidéotron. On a modernisé la ville de Québec avant Montréal, il y a trois ou quatre ans, avant que Pierre Karl ne fasse ses annonces.»

Maher Yaghi, analyste chez Valeurs Mobilières Desjardins, estime que Bell a de bonnes chances de succès avec sa télé numérique Fibe, un produit qui diffère largement de la télé par satellite offerte jusqu'ici par le groupe. «On s'attend qu'après trois ou quatre ans, Bell aura environ 25% des parts de marché dans les villes où elle lance la télé Fibe», dit-il.

L'analyste prévoit que Bell va clairement «gruger» des parts de marché à Vidéotron dans ce segment. Mais la filiale de Quebecor ne sera pas en reste, ajoute-t-il. «On pense que Quebecor sera encore capable de générer de la croissance pour ses investisseurs par d'autres avenues , comme le sans-fil.»

Le combat s'annonce sans pitié au cours des prochains mois. Et les consommateurs semblent vouloir sortir gagnants de cette lutte sans merci, grâce à des promotions très alléchantes de part et d'autre et à un réseau des plus modernes.

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Pourquoi la Vieille Capitale?

C'est la première fois que Bell déploie son réseau de fibre optique Fibe à une telle échelle dans une même ville. Mais pourquoi à Québec plus qu'ailleurs?

La vigueur économique de la ville, de même que son format ni trop gros ni trop petit ont pesé dans la balance lorsque l'investissement de 225 millions a été décidé. «On voulait aller dans une ville où il y a une masse critique», explique Jean-Clément Drolet, vice-président, approvisionnement du réseau filaire chez Bell.

La configuration du réseau de fils électriques de Québec - à 90% aérien, plutôt qu'en sous-sol - a aussi permis de réduire les coûts d'implantation, puisque la fibre optique longe les fils existants. Un facteur-clé, selon M. Drolet.

Québec constitue la première étape pour Bell, qui affirme avoir un plan de déploiement «agressif» pour son réseau Fibe dans d'autres villes canadiennes.

Mais le rachat d'Astral par Bell pour 3,4 milliards de dollars, une supertransaction annoncée en primeur par La Presse vendredi dernier, risque-t-il d'amoindrir les sommes allouées au réseau fibre optique dans les autres villes canadiennes, dont Montréal? Un porte-parole a affirmé tout le contraire, vendredi, malgré certains bruits qui courent chez des sous-traitants de Bell.

«En fait, cette acquisition va accroître notre capacité à investir puisqu'elle ajoute des bénéfices et des liquidités qui seront redirigées vers l'investissement dans la large bande», a-t-il soutenu.

Chose certaine, ce rachat d'Astral, s'il est approuvé par les autorités réglementaires, fera grimper d'un cran la guerre commerciale avec Quebecor dans la province.

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EN CHIFFRES

225 millions $

Investissement de Bell dans la fibre optique à Québec

175 Mbit/s

Vitesse de téléchargement en aval promise par Bell à Québec

200 Mbit/s

Vitesse de téléchargement en aval promise par Vidéotron à Québec