«Il n'y a pas de création isolée.» - Gilberto Gil, ministre de la Culture du Brésil de 2003 à 2008.

La pensée occidentale moderne repose sur la croyance que la prospérité économique est tributaire de la productivité et de la concurrence. Le monde globalisé, basé sur une croissance continue et une consommation accrue, atteint pourtant ses limites. Il s'agit d'un mode de vie qui met en péril sa propre pérennité par une utilisation démesurée des ressources naturelles. Pour certains, cette logique est inéluctablement en jeu.

Toutefois, des courants alternatifs se font entendre. De nombreux citoyens expriment leurs craintes et proposent des solutions de rechange à la pensée dominante. Dans nos recherches concernant la créativité citoyenne, deux mouvements captent notre attention par leur potentiel de production de richesses et de connaissances fondée sur une pensée humaniste, où la collaboration et le partage sont les maîtres mots.

Le premier mouvement est celui des plateformes collaboratives de l'innovation ouverte. Nous répertorions des applications concrètes dans plusieurs domaines: gestion de crises (Ushahidi), science (Personalgenomes), santé (Patientslikeme), volontariat (Sparked), microfinance (Kiva, Zopa). La plateforme www.patientslikeme.com est un exemple de «collaboration de masse» proposant une nouvelle façon de penser la médecine. Créée en 2004 par trois ingénieurs du MIT, elle est devenue une communauté web très active. Plus de 80 000 membres (patients, médecins, chercheurs, etc.) partagent leurs expériences et connaissances, particulièrement autour des maladies chroniques. Tous ont accès à une grande richesse de données agrégées qui permet de connaître et comparer des traitements, d'être plus informés, actifs et responsables dans la gestion de leur santé.

Le deuxième mouvement repose sur de nouveaux modèles d'affaires fondés sur le concept de Creative Commons (www.creativecommons.org). Il s'agit de licences de droit de propriété intellectuelle qui s'inspirent du principe des logiciels libres. Au lieu de protéger le droit d'auteur, on le libère en permettant aux utilisateurs de l'oeuvre de copier ou de modifier celle-ci pour en créer de nouvelles. Il ne s'agit donc plus de piratage, mais bien de partage de la connaissance et de la création. Les domaines d'adoption du Creative Commons comme principe directeur abondent: éducation et savoir (www.wikipedia.org), cinéma (www.kassandre.org), vidéo (www.flickr.com), musique (www.jamendo.com). Cela permet l'émergence de créations indépendantes, basées sur la collaboration décentralisée.

Nouveaux modèles

Pensez-vous que l'Inde (Bollywood) est le premier producteur de cinéma au monde, après avoir dépassé les États-Unis? Vous vous trompez, car c'est le Nigeria (Nollywood). L'industrie cinématographique nigériane produit aujourd'hui plus de 2000 films par année. Chaque jour, de deux à trois nouveaux films sont lancés dans une industrie estimée à 250 millions par année. Le modèle nigérian, «bottom-up» et décentralisé, est un immense réseau de petites salles, de producteurs, de réalisateurs et d'acteurs locaux qui sortent de toutes les couches de la population et proposent des films d'après une perspective locale. L'industrie du cinéma est maintenant au deuxième rang des employeurs nigérians et exporte ces films dans toute l'Afrique.

Dans la musique, nous observons l'émergence d'acteurs périphériques indépendants: hip-hop (Baltimore, Texas), grind dubstep (Angleterre), coupé décalé (Côte d'Ivoire, France), kuduro (Angola), kwaito (Afrique du Sud), funk et techno-brega (Brésil). Au Québec, le groupe Misteur Valaire offre ses albums sous licence Creative Commons, selon une contribution volontaire de l'utilisateur. À Belém, ville de 1,5 million d'habitants située à l'entrée de la forêt amazonienne, au nord du Brésil, le phénomène «techno-brega» est en plein essor. On estime que plus de 4300 spectacles de DJ et groupes ont lieu par mois. Environ 7000 emplois sont créés directement par cette industrie, dont environ 1600 pour des artistes. Il s'agit d'un marché de 3 millions par mois avec plus de 400 nouveaux CD et 100 nouveaux DVD par année. Caractéristique principale de ce modèle ouvert: tout se passe indépendamment des maisons d'édition dominantes.

Au coeur du cinéma nigérian et du techno-brega brésilien, nous trouvons un modèle d'affaires «ouvert» où le remix et les mashups se combinent à des créations originales et où les coûts de production sont très bas (dans le cas du cinéma nigérian, en moyenne 20 000$ par film, minime si on les compare aux 60 millions d'une production type américaine). S'agit-il de modèles à copier? Peut-être pas. Cependant, cela fait réfléchir sur la puissance des plateformes ouvertes, décentralisées et fondées sur le partage. Sans grands producteurs et grâce à peu d'intermédiaires, de petites productions au budget modeste favorisent la cocréation locale de contenu où un plus grand nombre d'artistes et de citoyens trouvent leur place.

Marlei Pozzebon est professeure au service de l'enseignement des affaires internationales à HEC Montréal.

marlei.pozzebon@hec.ca

Thierry Gateau est musicien et étudiant de maîtrise en management à HEC Montréal.

thierry.beaupre-gateau@hec.ca