Les pays développés investissent tous d'importantes sommes dans la collecte et l'analyse de données sur leur population. L'expertise du Canada en statistique, science des données, est reconnue mondialement. En matière d'innovation, la recherche fondamentale foisonne au pays grâce à de nombreux chercheurs de premier plan. En matière de statistiques officielles, la compétence de Statistique Canada est établie et reconnue partout sur la planète.

Le travail de Statistique Canada repose en grande partie sur le recensement, une étude quinquennale consistant à énumérer l'ensemble de la population du pays. Par la loi, chaque résidant canadien est obligé de participer au recensement. En contrepartie, la confidentialité de l'information recueillie est garantie.

C'est notamment à l'aide de données recueillies par Statistique Canada que sont calculés les transferts fédéraux aux provinces et aux territoires. À l'échelle provinciale, des organismes comme la Régie des rentes du Québec, l'Institut national de santé publique et l'Institut de la statistique du Québec utilisent aussi les données de Statistique Canada pour planifier les coûts des programmes ou en évaluer les résultats. Avec des milliards de dollars en jeu, il est primordial que ces données soient fiables et exemptes de biais.

Entre chaque recensement, Statistique Canada procède à plusieurs enquêtes à participation volontaire. La comparaison des données brutes de ces études avec celles du recensement révèle que les différents groupes socioéconomiques n'ont pas la même propension à collaborer. Sans correction, une étude volontaire surestime généralement le revenu, l'éducation et la proportion d'individus de race blanche, puisque les gens possédant ces caractéristiques sont plus enclins à participer. Grâce au recensement, il est possible de pondérer les résultats, c'est-à-dire d'ajuster la contribution de chaque répondant en fonction de la probabilité qu'un individu de sa classe socioéconomique ait répondu à l'étude. Procéder ainsi permet de présenter une image non biaisée de la population étudiée, malgré la nature volontaire de l'enquête.

Statistique Canada n'est pas seule à pondérer les résultats de ses enquêtes. Les entreprises et organismes qui mènent des sondages procèdent généralement à des ajustements similaires basés sur les données du recensement.

Abolition du formulaire détaillé

Durant l'été 2010, l'honorable Tony Clement, ministre de l'Industrie, a annoncé la décision du gouvernement conservateur de remplacer le questionnaire détaillé du recensement par une enquête à participation volontaire: l'Enquête nationale auprès des ménages. Quel que soit le nombre de formulaires imprimés, les différents groupes socioéconomiques présenteront des taux de réponse différents. La pondération permettrait de limiter le biais dans les résultats de cette nouvelle enquête, mais plusieurs variables utilisées dans la pondération se trouvent justement sur l'ancien formulaire détaillé récemment aboli! La perte de cet outil n'affectera pas uniquement l'Enquête nationale auprès des ménages, mais aussi l'ensemble des enquêtes volontaires que Statistique Canada produira au cours des cinq prochaines années et la grande majorité des études produites par les firmes de sondage au cours de la même période.

Heureusement, comme le questionnaire court du recensement demeure obligatoire, certaines informations de base seront collectées sans risque de biais indu. Pour le reste, nous pouvons compter sur Statistique Canada, qui regorge de statisticiens compétents et créatifs pour produire des données de qualité raisonnable malgré les contraintes. Par contre, nous devons être conscients qu'en leur imposant des données brutes de moindre qualité, les résultats seront nécessairement affectés.

Les données du recensement peuvent décrire la population de façon très précise, à l'échelle d'un quartier ou d'un coin de rue. Avec les ajustements requis pour limiter le biais d'une enquête volontaire, il serait étonnant que ce genre d'information soit disponible pour les questions provenant de l'Enquête nationale auprès des ménages. Des centaines d'organismes ont dénoncé vigoureusement la décision du gouvernement l'été dernier: plusieurs d'entre eux utilisent justement ce type de données.

Au cours des cinq prochaines années, les données du recensement de 2006 continueront vraisemblablement à être utilisées pour pallier les faiblesses du recensement de 2011. Après avoir observé certaines conséquences des changements imposés, une décision différente risque de s'imposer d'elle-même pour le recensement de 2016.

D'ici là, il faut souhaiter que la crise du recensement n'ait pas changé la perception des Canadiens face à l'importance du recensement, et que leur confiance envers Statistique Canada demeure intacte. Les dommages seraient en effet bien plus importants s'il s'avérait que de nombreux Canadiens décident de ne pas répondre au recensement, croyant le formulaire court facultatif, ou que les individus de groupes déjà peu enclins à participer aux enquêtes gouvernementales se trouvent confortés dans leur décision de ne pas répondre à l'Enquête nationale auprès des ménages, étant donné que même le gouvernement considère ses questions comme «intrusives».

Jean-François Plante, professeur à HEC Montréal, est chercheur en statistique.