En comptabilité, nous travaillons à la fois à la production d'information financière historique et d'information financière prévisionnelle. C'est l'information historique que l'on trouve dans les rapports annuels des grandes organisations. Elle fait souvent l'objet d'une vérification. Elle a à ce point d'impact sur la répartition de la richesse que l'utiliser pour induire en erreur sera considéré comme criminel.

L'information prévisionnelle projette la situation financière d'une organisation ou encore les résultats attendus d'une activité. Lorsqu'il s'agit de projeter les résultats d'une activité établie, cela se fera souvent par extrapolation des résultats passés. Les résultats réels correspondront habituellement aux résultats attendus. En revanche, lorsqu'il s'agit de prévoir les résultats d'un nouveau projet, le travail requis pour arriver à des chiffres crédibles sera plus important. Il supposera souvent le recours à des spécialistes tels les professionnels de la mise en marché pour la prévision des ventes ou encore les ingénieurs pour la prévision des débours de construction et d'exploitation des nouveaux équipements. Des coûts élevés sont à prévoir et les risques d'écarts entre les résultats réels et attendus seront significatifs.

Sachons toutefois qu'à l'instar de l'information historique, l'information prévisionnelle sert à déplacer de la richesse. On comprendra qu'une municipalité de 3000 habitants qui propose à ses citoyens de reconstruire sa caserne de pompier au coût prévu de 800 000 dollars a plus de chances de faire adopter son projet que si elle propose une reconstruction au coût de 2 millions. Si le projet est accepté, on déplacera de la richesse des citoyens vers la ville, puis vers le service des incendies et, enfin, vers l'entrepreneur qui construira le bâtiment.

Or, l'information prévisionnelle fiable coûte cher à produire, elle ne fait jamais l'objet d'une vérification externe et on accepte trop souvent comme une fatalité les écarts entre les résultats réels et prévus, dégageant ainsi les artisans de cette information de toute forme d'imputabilité. Alors que le contenu de l'information financière historique est prescrit par réglementation, celui de l'information prévisionnelle est laissé à la discrétion de ses auteurs. Pourtant, il se déplace probablement tout autant de richesses sur la base de ces fragiles informations prévisionnelles qu'il ne s'en déplace sur la base de l'information financière vérifiée. C'est sur cette base qu'on construira une nouvelle usine d'assemblage, qu'on impartira une production en Inde, qu'on acceptera la rénovation d'un hôpital, la construction d'un barrage ou qu'on subventionnera un avionneur.

Sachant cela, on comprendra que la vigilance est de mise et que la dernière des fatalités à accepter est bien celle des écarts aux prévisions. Certes, si certains écarts s'expliquent par l'occurrence d'un événement imprévu, dans bien des cas ceux-ci s'expliqueront par des hypothèses peu documentées, par l'incompétence des experts consultés ou encore par des prévisions manipulées dans le but de faire adopter un projet qu'on sait inacceptable. Lorsque de pareils écarts sont constatés, les parties prenantes doivent exiger des explications. S'il advenait qu'une preuve de manipulation soit faite, les responsables devraient subir le même sort que ceux qui trichent avec leurs états financiers.

Plus encore, surtout lorsqu'il s'agit de grands projets qui dérangent, l'information prévisionnelle traite souvent avec désinvolture toute forme d'impacts sociaux lorsqu'ils sont sans conséquence pour l'encaisse du promoteur. On invoque les difficultés de quantification pour faire l'économie d'une analyse poussée des coûts liés aux impacts du projet sur la richesse et le bien-être des citoyens alors qu'en fait, ces raccourcis sont pris parce que les coûts en cause ne seront généralement pas portés par ceux qui récolteront les fruits de ces projets. Pourtant, il est possible, avec les connaissances actuelles, de quantifier et de monétariser les coûts sociaux engendrés par la pollution atmosphérique, la destruction des paysages, des cours d'eau, des terres agricoles, de la biodiversité ainsi que par le stress imposé aux populations locales par la perte de jouissance, la perte de valeur des propriétés et les risques inhérents aux projets proposés.

On peut comprendre que les promoteurs des projets en cause n'aient aucun intérêt à inscrire ces «externalités» dans leur prévision des coûts associés. De toute façon, sans validation externe, leurs données n'auraient que peu de crédibilité. On comprend moins que l'État, dont c'est le rôle de veiller à la création et au partage d'une richesse durable, ne le fasse pas systématiquement et, trop souvent, laisse aux populations touchées le choix de lutter sans moyens ou de se soumettre.

L'information prévisionnelle quantifiée, tant économique que sociale, est l'un des meilleurs moyens de concrétiser une vision, une stratégie ou un projet. Assurons-en le sérieux, l'objectivité, l'exhaustivité et la transparence et plaçons-la au coeur de la participation citoyenne. C'est à cette seule condition que, collectivement, nous arriverons à reconnaître les projets réellement porteurs d'avenir.

Jacques Fortin travaille au service de l'enseignement des sciences comptables à HEC Montréal.