Le dernier numéro de L'actualité, avec sa une consacrée à Pierre Karl Péladeau et son titre provocateur («L'homme le plus redoutable du Québec?»), va-t-il influencer l'opinion publique québécoise?

Jusqu'ici, on peut dire qu'il règne une certaine indifférence dans la population en ce qui concerne le conflit de travail qui oppose la direction du Journal de Montréal aux travailleurs syndiqués, en lock-out depuis le 24 janvier 2009.

Non seulement les gens continuent-ils à lire le quotidien fondé par Pierre Péladeau en 1964, mais le nombre de lecteurs serait en progression, selon les dernières données NADbanq, qui comptabilisent aussi bien les lecteurs payants que les lecteurs ayant obtenu un exemplaire gratuit.

À l'émission Tout le monde en parle, dimanche dernier, l'animateur Guy A. Lepage a demandé à deux journalistes en lock-out, Pascale Lévesque et Valérie Dufour, si elles étaient affectées par le fait que les gens continuent à lire le quotidien malgré le conflit.

«Je ne peux pas leur en vouloir, a répondu prudemment Pascale Lévesque. L'empire est gros et si c'est ta seule source d'information, tu ne peux pas savoir qu'il y a un conflit.»

Est-il possible que les lecteurs ne soient pas informés du lock-out? Ou adhèrent-ils tous à la thèse que les journalistes sont des bébés gâtés qui se plaignent le ventre plein et refusent les transformations qui touchent leur industrie?

«Je me suis posé la question, affirme Marc-François Bernier, professeur au département des communications à l'Université Ottawa. Peut-on avoir une vision équilibrée des enjeux si on ne lit que le Journal, qui publie à pleines pages l'information de la direction, qui ressemble presque à de la propagande? Les bulletins d'information de TVA parlent du conflit, mais c'est une couverture limitée. Dans ce cas, on ne peut pas parler d'une couverture équilibrée qui permet de se faire une opinion.»

«C'est vrai qu'on observe une certaine indifférence, remarque pour sa part Michel Grant, professeur au département d'organisation et ressources humaines de l'École des sciences de la gestion de l'UQAM. Si c'était arrivé dans les années 60 ou 70, dans le contexte de bouillonnement social de l'époque, la réponse de la population aurait été plus importante.»

Les dernières offres patronales, jugées inacceptables par les syndiqués, auront-elles un impact auprès des lecteurs du Journal? Chose certaine, elles ont suscité de nombreuses réactions, à commencer par la virulente sortie de Luc Ferrandez, maire du Plateau-Mont-Royal, l'arrondissement où se trouvent les bureaux du Journal de Montréal. Deux ex-rédacteurs en chef du Journal, Paule Beaugrand-Champagne et Jean-Philippe Décarie, ont tous deux signé des textes dans lesquels ils dénoncent leur ancien employeur, la première dans L'actualité, le second dans le site Rue Frontenac.

Enfin, la CSN a passé la vitesse supérieure, cette semaine, en lançant un appel au boycottage du Journal auprès des annonceurs et des lecteurs.

«Cet appel me rend mal à l'aise, avoue le professeur Marc-François Bernier. Je comprends qu'on interpelle les annonceurs, car l'argent est le nerf de la guerre. Mais doit-on demander à la population de cesser de lire un journal? Il y a quand même des journalistes qui y travaillent, et certains font un bon travail. Ne vaudrait-il pas mieux publier une chronique quotidienne dans Rue Frontenac, par exemple, pour dénoncer les erreurs du Journal de Montréal? Si leur information n'est pas bonne, il faut la combattre par de la meilleure. Il me semble que plus d'information sera toujours mieux que moins.»

Presque deux ans après le début du conflit, on peut se demander s'il n'est pas trop tard pour mobiliser l'opinion publique. «Il faut du temps avant qu'une attitude change», note Marc-François Bernier.

À moins que ce conflit ne se prolonge dans le confort et l'indifférence.