En mai 1944, à quelques jours à peine du débarquement allié qui allait sceller le sort de la barbarie nazie, le concert des nations qui reconnaissaient la primauté du droit sur la force adoptait le texte fondateur de l'Organisation internationale du travail.

Cette Déclaration de Philadelphie affirme, entre autres choses, que «le travail n'est pas une marchandise», que «tous les êtres humains ont le droit de poursuivre leur progrès matériel» et, surtout, que «tous les programmes d'actions et de mesures prises sur le plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier, doivent être appréciés de ce point de vue».

C'est au renversement précis des objectifs nobles de cette Déclaration qu'auront conduit 30 ans de mondialisation menée au nom de l'ordre économique spontané, si cher à Friedrich Hayek.

Voilà la thèse soutenue par Alain Supiot dans son récent essai qui analyse les rapports entre la justice sociale et le marché total.

Même vision

Professeur de droit et membre de l'Institut universitaire de France, Supiot soutient que la crise récente du système financier milite pour la réappropriation par les États de leur droit national, mis en péril par la libre circulation des marchandises et des capitaux. Elle a même conduit de grandes nébuleuses transnationales à magasiner le cadre juridique qui les régit.

Cela a été facilité selon lui par l'effondrement du bloc soviétique. Communistes et ultra-libéraux partagent à ses yeux la même vision dangereuse du monde: la poursuite d'objectifs à l'abri du pouvoir des urnes.

Voilà pourquoi les dirigeants communistes de naguère sont aujourd'hui de fervents apôtres du marché qui leur a permis de s'enrichir en s'appropriant les fruits des dénationalisations.

Néolibéraux et marxistes partagent aussi, selon Supiot, la même utopie: l'économie relèverait de la science, elle doit donc être dépolitisée.

Cela suppose le renforcement, voire la création d'organisations supranationales qui échappent au contrôle des États et du pouvoir démocratique. Le Fonds monétaire international, la Banque mondiale ou l'Organisation mondiale du commerce peuvent même les émousser pour stimuler les échanges et protéger le capital.

Le tissu juridique et la solidarité sociale font avant tout les frais de ces institutions, alors qu'elles devraient plutôt les servir, selon l'esprit de la Déclaration de Philadelphie.

La crise financière a montré jusqu'où ce mouvement est rendu. Les ressources des États ont été mobilisées pour sauver les banques. Payer la note exigera de restreindre davantage l'État providence, ce qui stimulera encore les intérêts privés. Supiot qualifie ce plan de secours de «privatisation de l'État».

Le danger de la violence

Le danger de cette logique, y compris pour le capital, c'est d'engendrer la violence. Les victimes ne peuvent faire valoir leurs droits.

Ainsi, pour contourner le droit de grève, on morcelle, on sous-traite, on délocalise.

Pour se soustraire aux impôts, on établit son siège social dans des paradis fiscaux. Il en résulte une concurrence entre États pour réduire leurs pouvoirs, quitte à abdiquer leurs responsabilités envers leurs commettants.

Supiot ne préconise pas un retour en arrière. Le monde a changé. Et pas seulement à cause de la libéralisation des échanges.

Les progrès techniques mondialisent la communication, les réseaux de transports les épidémies, le gaspillage des ressources et la dégradation de l'environnement.

La fin du pacte fordiste, qui promettait un salaire décent en échange d'un travail astreignant, engendre des armées de sans-papiers condamnés à la précarisation et dépourvus de droits.

La solution ne passe ni par l'exclusion ni par l'inclusion. Il faudrait rétablir un droit international qui garantisse un équilibre des forces entre entrepreneurs (physique ou moral) et travailleurs pour inciter ces derniers à vivre dans leur pays.

Une entreprise a désormais le droit d'intenter des poursuites dans plusieurs pays pour combattre le piratage ou la violation de ses brevets. Il n'y a pas de droit équivalent pour l'obliger à respecter les travailleurs ou l'environnement à l'origine des biens qu'elle fabrique ou commercialise.

Supiot propose deux remèdes. Le premier, c'est la responsabilité solidaire des entités juridiques constitutives d'une entreprise. Fini donc les sociétés paravents pour échapper à la justice d'un pays.

Le deuxième, c'est la traçabilité sociale d'un produit. On pourrait ainsi remonter toute la filière de conception, production, commercialisation et distribution d'un bien ou d'un service.

À la maxime de Milton Friedman selon qui la seule responsabilité des entreprises est d'augmenter ses profits, Supiot oppose un principe du droit romain: où est le profit, là réside la responsabilité.

Alain Supiot. L'esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total. Seuil. 2010. 179 pages.