On réinvente toujours la roue dans le monde des affaires. Bien qu'on parle d'organisation intégrée, par exemple en termes de systèmes d'information ou de réseau de distribution, les individus travaillent encore en silo, sans trop savoir ce que leurs collègues font. Après plusieurs heures et beaucoup d'efforts investis, ils apprennent avec un certain désarroi que leur problème avait déjà été résolu par un autre groupe de l'organisation. Certes, ce n'est pas exactement le même problème, ou le même contexte, mais la solution s'applique bien. Pourquoi n'arrive-t-on pas encore à partager efficacement la connaissance organisationnelle?

Depuis plusieurs années, les organisations investissent d'importantes sommes dans les applications informatiques pour la création ou la découverte de connaissances concernant la gestion des relations avec la clientèle (outils CRM), le forage de données et la représentation de connaissances des employés. Elles ont ainsi réussi à colliger une quantité gigantesque de données, mais ne parviennent à en réutiliser qu'une faible partie, soit environ 10%. Pourtant, la capacité de réutiliser et de partager la connaissance organisationnelle est un outil crucial pour devenir plus agile et pour réduire le temps de production et de mise en marché.

Lorsqu'on s'interroge sur les raisons expliquant ce déficit organisationnel, on invoque souvent le manque de temps ou le manque de motivation des employés. En effet, rares sont les organisations qui indiquent clairement et formellement dans la description des responsabilités des employés le partage de connaissances. Cette activité est souvent négligée, pour être accomplie à temps perdu. Il y a également très peu d'organisations qui incitent ou motivent leurs employés à bien partager leurs connaissances en leur offrant des récompenses financières ou morales. Par exemple, une petite entreprise aux États-Unis a créé un Wall of fame pour ses employés: la photo de l'employé et une petite note sont alors affichées sur le mur, lorsque celui-ci met par écrit différents aspects de son expertise.

Le manque de temps et de motivation a certainement une influence, mais il n'explique qu'en partie les problèmes de partage. Les recherches ont démontré que la connaissance organisationnelle est généralement oubliée ou déformée si l'individu qui a contribué à sa création n'est pas aussi engagé dans les activités de transfert et de réutilisation. Cela s'explique par le caractère situationnel, culturel et contextuel de la connaissance. Chaque département ou groupe organisationnel développe sa propre spécialité, ce qui influe sur la manière dont la connaissance reçue est perçue et interprétée. De nouvelles barrières apparaissent: le vocabulaire, la confiance, la crédibilité, la formation et la perspective de l'interprète.

Les individus, même s'ils travaillent dans la même organisation, ne possèdent pas la même définition de quoi partager et de comment partager. Que dois-je dire à l'autre département? À quel point dois-je détailler ce que je sais? À quel point dois-je généraliser ou plutôt expliquer le contexte particulier de ce que je sais? Comment dois-je communiquer ce que je sais? Quel outil, technologique ou non, est le plus adéquat pour un partage efficace?

L'erreur la plus fréquente est d'assumer que le destinataire répond à ces questions de la même manière que l'expéditeur. Chaque individu a une façon de voir le monde. Ainsi, chaque individu se crée des représentations (des images ou des classifications cognitives) qui l'aident à interpréter chaque élément de son monde. De plus, en tant que membre d'un groupe organisationnel, l'individu est soumis au respect des règles, des valeurs et des normes du groupe. Ses représentations deviennent donc sociales car elles sont continuellement ajustées et ciselées par les processus de sensemaking collectif et de négociation sociale du groupe.

Les représentations sociales sont des guides pour l'action et déterminent le comportement de l'individu. Conséquemment, le choix de quoi partager et de comment partager est basé sur la représentation sociale de l'expéditeur à l'égard de la connaissance à partager et du moyen de partage. Quant au destinataire, sa représentation sociale de la connaissance à partager et du moyen de partage influence sa motivation à chercher et à réutiliser la connaissance ainsi que son interprétation de cette connaissance. Si l'on veut améliorer le partage de connaissances organisationnelles, il faut donc s'assurer de comprendre les représentations sociales derrière l'action. Pour ce faire, on peut réfléchir au contexte dans lequel la représentation sociale a été créée: les valeurs culturelles, les normes, la formation, les attentes, les buts, ou l'expérience avec l'outil de partage. De cette manière, l'expéditeur ou le destinataire de la connaissance parviendra à mieux définir quoi et comment partager.

Alina Maria Dulipovici, Ph.D., est professeure adjointe au service de l'enseignement des technologies de l'information, HEC Montréal, alina-maria.dulipovici@hec.ca