Depuis un an, Revenu Québec a mis au jour plusieurs réseaux de présumés fraudeurs immobiliers.

À l'aide du «flip», ils ont encaissé des millions de dollars, sans payer d'impôt. Au passage, ils ont démoli la situation financière de centaines de prête-noms naïfs.

Et ils ont berné les banques en contractant des hypothèques à l'aide de documents falsifiés. Personne ne semble pouvoir les arrêter.

Joy Makohoniuk estime qu'elle a été doublement escroquée. Sans même s'en rendre compte, la femme de 74 ans a été dépossédée de deux condos. Et en plus, elle se retrouve avec une créance hypothécaire de 350 000$.

Tout cela, «représente une portion significative des actifs que j'ai accumulés tout au long de ma vie», déclare Mme Makohoniuk dans une demande de saisie avant jugement, déposée au palais de justice le 10 avril, et que La Presse a obtenue.

Elle ne se doutait de rien quand Yervant Stepanian est entré dans son bureau en 2000, afin de recevoir des traitements chiropratiques.

M. Stepanian se présente comme un notaire. Il lui parle d'investissement, raconte qu'il achète de vieilles maisons pour les rénover et les revendre à profit. Il lui propose d'investir dans son entreprise, lui promettant un «placement garanti à toute épreuve», raconte la dame.

Au fil des rendez-vous, il gagne sa confiance. En 2005, il convainc Mme Makohoniuk de contracter une marge de crédit hypothécaire d'environ 350 000$ sur une maison qu'elle possède en Ontario, totalement libre de dettes à cette époque.

En décembre, M. Stepanian l'emmène à une succursale bancaire de Lachenaie, où la chiropraticienne signe sans comprendre des documents dont elle n'obtient pas de copie. Peu après, la marge de crédit se vide, sans que Mme Makohoniuk sache où vont les fonds, rapporte-t-elle.

La chiropraticienne pense faire partie d'un club d'investissement. Les mois suivants, elle reçoit effectivement trois paiements de 2000$ chacun, de la part de Syncodev, entreprise liée à un réseau de présumés fraudeurs visé par le fisc, apprend-elle plus tard.

En janvier 2006, M. Stepanian laisse entendre à Mme Makohoniuk qu'elle doit signer d'autres documents, en relation avec ses investissements. Il la conduit chez le notaire Yvan Barabé.

En réalité, les deux hommes lui font signer une procuration qui donne le feu vert à M. Stepanian pour procéder à la vente de deux condos dont elle est propriétaire, sur le boulevard Lasalle à Montréal, affirme-t-elle. Mme Makohoniuk avait acheté ces condos en 1998, pour près de 85 000$ chacun, afin de s'assurer des revenus de location pour sa retraite.

En février et en mars 2006, M. Stepanian procède aux transactions, à l'insu de Mme Makohoniuk. Les deux condos sont vendus, pour 155 000$ chacun. Dans les deux cas, les acheteuses contractent une hypothèque de 151 000$.

Selon les documents préparés par le notaire Yvan Barabé, Mme Makohoniuk aurait dû recevoir plus de 95 000$ pour chacune des transactions. Mais des chèques prouvent que ces sommes ont plutôt été versées à Syncodev.

Pendant deux ans, Mme Makohoniuk reste dans le noir total. Elle continue de payer les frais de condo, l'assurance et les autres dépenses, et de percevoir les loyers.

Ce n'est qu'en février dernier que la vérité lui saute aux yeux: une de ses locataires l'informe que la nouvelle propriétaire lui exige le paiement du loyer. Cette nouvelle propriétaire, elle-même coincée, n'a pas fait ses derniers versements hypothécaires, si bien que la banque menace de saisir le condo.

La femme considère qu'elle a été complètement bernée. Elle poursuit Yervant Stepanian, Yvan Barabé, Syncodev et son président Hermel Bossé, sans compter les acheteuses de ses deux condos.

Les faits allégués par Mme Makohoniuk dans la déclaration sous serment n'ont pas encore été prouvés en cour.

Joint par La Presse, M. Barabé a dit qu'il s'agit d'un «tissu de mensonges effrayant». Il entend bien se défendre. Il souhaite donner sa version des faits, le plus tôt possible. Mais pour l'instant, il se dit forcé de garder le silence pour ne pas nuire.

M. Stepanian n'a pas rappelé La Presse. Malgré nos efforts, M. Bossé n'a pu être rejoint.

Le vrai patron toujours en activité

Même s'il n'est pas visé dans les mandats de perquisition, le véritable maître d'oeuvre de la nébuleuse Syncomonde serait le Montréalais Kinh Ho Quan, un homme de 52 ans d'origine vietnamienne, ont confirmé à La Presse plusieurs sources: des enquêteurs d'institutions financières, des victimes, d'anciens employés et des partenaires.

«e vous confirme que Ho Quan était le patron de l'entreprise. Il prenait les décisions et exerçait toute l'autorité d'un chef d'entreprise: orientations, embauches, licenciements entre autres» a dit à La Presse Frank Gerbelot qui a travaillé brièvement pour M. Ho Quan, l'automne dernier.

Un autre employé certifie que M. Ho Quan était incontestablement le chef, même si officiellement son nom n'apparaît nulle part. «Pour moi, comme pour tout le monde, c'était lui le patron», a dit la personne sous le couvert de l'anonymat.

Une victime qui s'est retrouvée avec deux maisons sur les bras, décrit M. Ho Quan comme «un beau parleur, persuasif».

«C'était aussi facile que d'aller acheter une pinte de lait», dit-il à propos des transactions qui l'ont mis dans le pétrin. «Pendant un an et demi, ça a bien été. Mais depuis mai, c'est comme une spirale», raconte-t-il. Il tente présentement de se libérer des responsabilités qui retombent sur lui: taxes, hypothèques, etc. «Tout ce que je veux, c'est revenir comme avant», dit-il.

SM Immobilia

Plusieurs sources ont aussi indiqué à La Presse que M. Ho Quan vient de relancer ses activités sous un autre nom: SM Immobilia.

Un individu qui souhaite mettre la population en garde contre SM Immobilia, a d'ailleurs mis en ligne le site web www.smimmobilia.com. On y trouve une copie de l'ancienne carte professionnelle de Ho Quan, alors qu'il était «président du conseil, Groupe Syncomonde».

On peut y lire: «Il est très probable que vous fassiez affaire avec M. Ho Quan... Ce qui vous pousse à croire qu'il est le propriétaire juridique de l'entreprise. En fait, il y a un prête-nom... comme dans ses affaires précédentes», affirme l'auteur du site qui veut rester anonyme.

Selon le registraire des entreprises du Québec, SM Immobilia a été constitué en février dernier. La société est située au 1819, boulevard René Lévesque Ouest. Dans l'annuaire des Pages Jaunes, pas de trace de SM Immobilia. Par contre, on trouve à la même adresse... les coordonnées du Groupe Syncomonde.

Au bout du fil, la téléphoniste répond: «SM Immobilia» et explique que M. Ho Quan est sorti. M. Ho Quan ne nous a pas rappelée.

La nébuleuse Syncomonde

La triste histoire de Joy Makohoniuk n'est qu'une parcelle de la nébuleuse Syncomonde, un réseau de présumés fraudeurs dans la ligne de mire de Revenu Québec.

En février dernier, le ministère du Revenu a mené sept perquisitions à Laval, Montréal et Carignan, visant des entreprises et des individus interreliés à Syncomonde, a appris La Presse.

Le réseau s'enrichissait à l'aide du stratagème du «flip» immobilier, une fraude classique pendant les périodes de surchauffe immobilière.

Le processus de spéculation illicite «consiste à procéder à plusieurs ventes rapides et successives d'une même propriété avec, entre chacune, une hausse substantielle et artificielle du prix de vente», selon les termes de la Chambre des notaires.

Différents enquêteurs d'institutions financières nous ont exposé la mécanique: le réseau achète une maison à bas prix, disons 100 000$. Il la revend immédiatement à un second acheteur de connivence, pour un prix beaucoup plus élevé, 200 000$, par exemple.

À l'aide de faux documents (relevés d'emploi, déclaration de revenus, relevés de placements), le réseau forge une situation financière enviable au deuxième acheteur (souvent un prête-nom à qui on promet une petite somme). Cela lui permet d'obtenir une hypothèque surévaluée (190 000$).

À l'issue des deux transactions successives, le réseau encaisse le surplus de financement, soit 90 000$ dans notre exemple, c'est-à-dire la différence entre le montant de l'hypothèque (190 000$) et le prix versé au vendeur initial (100 000$). Ce gain en capital n'est pas déclaré au fisc.

Après un certain temps, le réseau cesse de rembourser l'hypothèque, les taxes, les assurances... Les responsabilités retombent sur le prête-nom qui est incapable de rembourser l'hypothèque, même en vendant la maison, car son prix a été surévalué. Il est acculé à la faillite. Ultimement, la banque encaisse une perte.

170 transactions

Différentes sociétés reliées à Syncomonde auraient procédé à 170 transactions, entre 2000 et 2007, qui ont permis de dégager des revenus de 9,6 millions, montant sur lequel l'impôt n'a jamais été payé, selon le fisc.

C'est ce qui ressort d'un mandat de perquisition, que La Presse a obtenu. Aucune accusation n'a été portée, mais les faits allégués par le fisc ont été jugés suffisamment sérieux pour permettre les perquisitions.

Outre Syncomonde, les entreprises et individus cités dans le mandat sont Syncodev (dont les présidents ont été successivement Hermel Bossé et Michael Warren), Syncothèque (qui faisait aussi affaire sous la raison sociale Expert immobilier Marketing), 9166-5091 Québec, ainsi que Yervant Stepanian et Gaston Massa.

Jusqu'en février dernier, la place d'affaire principale de Syncomonde et de ses entreprises satellites se situait au 3545, chemin de la Côte-des-Neiges, à Montréal. Désormais, les bureaux sont vides. La porte est close.

Joint par La Presse, Michel Warren, l'actuel président de Syncomonde, assure qu'il n'a rien à voir dans l'enquête, car les 45 transactions reprochées à Syncomonde datent de 2000 à 2003.

«Je suis président de Syncomonde depuis 2004. Ce qui s'est passé avant, ça c'était autre chose», a dit M. Warren. Il affirme que Syncomonde est restée inactive depuis qu'il en est le président.

Quand Revenu Québec a perquisitionné à son domicile, «ils n'ont rien trouvé comme tel. Eux cherchaient des papiers avant 2004», ajoute-t-il.

M. Warren est agent immobilier pour le courtier La Bonne Adresse, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Il explique qu'il a été joint par des acheteurs potentiels liés à Syncomonde, en 2000.

Ces gens cherchaient des propriétés à prix d'aubaine: des reprises hypothécaires ou des cas de rénovations majeures. Comme agent, il leur a fait visiter des maisons dans plusieurs quartiers de Montréal.

À la fin de 2003, «j'ai eu des rencontres avec les directeurs de l'ancienne administration, on parle de M. Ho Quan et M. Bossé. Finalement, ils ont offert de me transférer la compagnie», raconte M. Warren. Il croyait alors qu'il s'agissait une société de gestion immobilière.

«Mais en réalité, ils se servaient de poteaux (prête-noms) pour acheter des propriétés», a-t-il constaté plus tard.

La Presse a été incapable de joindre M. Bossé. M. Stepanian ne nous a pas rappelé. Gaston Massa n'a pas voulu commenter.

Des notaires impliqués dans les transactions

Plusieurs notaires ont réalisé des transactions immobilières pour la nébuleuse Syncomonde, selon les mandats de perquisition de Revenu Québec.

Robin Giroux, de Mercier, a préparé plus de 150 actes pour Syncomonde, Syncothèque et Syncodev. Le notaire est décédé en janvier 2005. Il avait déjà été sanctionné par le comité de discipline de la Chambre des notaires.

Le nom de Me Giroux apparaît aussi dans une décision rendue en 2008 par le comité de discipline de l'Association des courtiers et agents immobiliers du Québec (ACAIQ) à l'encontre de l'agent André Charbonneau, dans une autre affaire de flip.

Un autre notaire dont le nom ressort, est Yvan Barabé. Il a préparé près de 140 actes impliquant différentes sociétés reliées à Syncomonde, selon le fisc. La Chambre des notaires n'a reçu aucune plainte contre lui depuis qu'il pratique, soit en 1989.

«Ça arrive souvent que le nom d'un notaire ressort dans un mandat de perquisition. Moi, je n'ai rien à voir là-dedans», a expliqué M. Barabé à La Presse.

Il a précisé que ce n'est pas le travail d'un notaire de s'assurer que ses clients paient leurs impôts ou non, motif pour lequel le fisc est à leurs trousses. «Moi j'ai fait des transactions, je suis le premier surpris qu'ils n'aient pas payé leurs impôt», dit-il.

Selon M. Barabé, les transactions qu'il a complétées n'étaient pas irrégulières. «En soi, le flip ce n'est pas illégal. Ce qui est illégal c'est d'utiliser le flip dans le but de frauder la banque. Moi, j'ai averti la banque. La banque savait au moment de décaisser l'hypothèque qu'il y avait une double transaction», dit-il. Selon lui, les banques étaient donc à même d'évaluer leur risque.

NOTEEn octobre 2013, la Cour supérieure a rendu une décision dans l'affaire de Joy Makohoniuk qui demandait l'annulation de la procuration par laquelle elle a été dépouillée d'une grande partie de son patrimoine par le groupe Syncodev.

La dame prétendait que la procuration qu'elle avait signée était nulle puisque le notaire Yvan Barabé ne l'avait pas bien informée sur la nature du document.

Or, le juge a tranché que la procuration était valide, car la victime avait réellement donné son consentement. La preuve démontre qu'elle «a accepté, à défaut de conseils adéquats, de se jeter pieds joints et les yeux fermés dans la gueule du loup», écrit-il.

Mais le juge ajoute que le notaire Yvan Barabé aurait dû mieux conseiller Mme Makohoniuk. S'il l'avait fait, la dame de 71 ans n'aurait pas perdu son argent.

De plus, le notaire aurait dû faire davantage de vérifications avant d'accepter de travailler pour Syncodev, voyant que son modus operandi correspondait en tous points à un stratagème de flips frauduleux.

D'ailleurs, le dirigeant de Syncodev, Kinh Ho Quan, a été condamné à cinq ans de prison en 2013. Ses principaux complices avaient déjà plaidé coupables à différents chefs d'accusation criminels.

Le notaire a été condamné, conjointement avec les autres acteurs du dossier, à verser 30 000$ à Mme Makohoniuk pour les ennuis et inconvénients.