(Paris) Roland Lescure me reçoit jeudi à 8 h 30 pour le petit-déjeuner dans un salon du ministère de l’Économie et des Finances à Bercy. Le ministre délégué chargé de l’Industrie de France venait de passer une partie de la nuit au Sénat pour discuter d’un projet de loi sur l’industrie verte qui sera adopté par une vaste majorité dans l’après-midi.

Entre deux apparitions au Sénat, l’ex-numéro deux de la Caisse de dépôt et placement du Québec a pris le temps de me rencontrer pour discuter du renouveau industriel français, un phénomène observable en France et qu’il porte avec conviction.

Malgré un horaire chargé qui l’amène à se déplacer régulièrement aux six coins du pays pour y rencontrer des groupes industriels, discuter avec les syndicats, participer aux initiatives de corps de métier, annoncer des participations de l’État dans des projets de modernisation ou de décarbonation, Roland Lescure poursuit depuis bientôt un an son rôle de catalyseur dans le processus de réindustrialisation de l’économie française.

« Mon hyperactivité s’explique par le fait que je veux redonner aux Français l’envie de l’industrie. Durant les années 1990 et 2000, la France a perdu le goût de l’industrie. On pouvait faire fabriquer ce que l’on voulait à l’extérieur alors pourquoi s’embêter avec les usines ? Résultat, le secteur manufacturier, qui représentait 25 % du PIB français, a chuté à 11-12 % aujourd’hui. »

Pourtant, la France a été durant un siècle et est encore une grande nation industrielle, avec une forte présence dans le nucléaire, l’aéronautique, l’automobile, la sidérurgie ou le ferroviaire. Ce qui nous manque, c’est le capitalisme entrepreneurial familial comme il existe au Québec.

Roland Lescure

Il faut réindustrialiser la France pour des raisons économiques, environnementales et politiques, estime le ministre. Chaque emploi manufacturier a un effet multiplicateur de trois ou quatre dans l’économie de services.

Faire fabriquer des produits dans des pays au bilan carbone dégradé et les faire transporter sur des milliers de kilomètres n’est pas écologique. Enfin, l’usine a un rôle à jouer dans l’aménagement du territoire en gardant en vie des communautés.

« On a adopté des réformes, on accompagne financièrement des entreprises en redressement, comme Investissement Québec le fait chez vous. On travaille aussi activement à la décarbonation, c’est mon mandat principal », ajoute Roland Lescure.

PHOTO JEAN-PHILIPPE DÉCARIE, LA PRESSE

Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie de France

En optant pour la délocalisation, la France, comme de nombreux pays d’ailleurs, a laissé pour compte des millions de travailleurs qui se sont sentis largués par le système, nourrissant ainsi le populisme à la Trump ou le Front national en France, raison pour laquelle Roland Lescure a quitté en 2017 un emploi qu’il aimait au Québec pour s’impliquer politiquement.

« Je voyais la montée du populisme et j’ai décidé de m’engager pour nourrir l’espoir et faire reculer la colère », précise le néopoliticien.

L’industrie en marche

Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, la France a multiplié les démarches pour relancer l’activité industrielle au pays. On a instauré l’évènement Choose France qui, chaque année, invite les investisseurs du monde entier à venir s’implanter en France.

Il y a un mois, Choose France a permis la conclusion de 26 projets d’investissements étrangers totalisant 13 milliards d’euros. Elon Musk est venu rencontrer le président français, et un quatrième fabricant de batteries de véhicules électriques a annoncé l’implantation d’une usine à Dunkerque.

L’État français appuie massivement le vivier des entreprises en émergence et va accompagner financièrement 125 d’entre elles pour qu’elles développent leur projet d’investissement. Plus de 70 % sont des jeunes pousses industrielles, ce qui réjouit Roland Lescure.

L’évènement VivaTech, un salon de l’électronique, est maintenant plus visité que le Consumer Electronics Show de Las Vegas. Le Salon international de l’aéronautique du Bourget est lui aussi une vitrine industrielle exceptionnelle.

Depuis 2018, la France a enrayé le déclin systématique de son secteur manufacturier. De 2008 à 2018, le pays a enregistré la fermeture nette de 600 usines. Depuis 2018, il enregistre la création nette de 300 usines.

« Depuis 2018, on a stabilisé la situation alors qu’on a enregistré la création de 1,7 million d’emplois, dont 100 000 emplois industriels. Notre objectif est de ramener la part du manufacturier de 11 à 15 % du PIB national, ce qui serait déjà immense puisque ça pourrait se traduire en 700 000 emplois industriels », soupèse le ministre.

Cette reconquête industrielle n’est pas étrangère, croit Roland Lescure, à l’accalmie généralisée qui a suivi l’adoption de la réforme des retraites qui a repoussé de 62 à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite.

« De l’étranger, les troubles sociaux ont pu sembler plus gros qu’ils n’ont été. Il y a eu des manifestations qui ont duré un mois, mais le pays n’a pas été à l’arrêt comme lors de la dernière réforme des pensions en 1995 où tout le pays a été paralysé durant trois semaines. Je n’ai jamais cessé de visiter des usines même si j’étais accueilli par des casseroles », relate Roland Lescure.

Comme lors de son passage à la Caisse de dépôt, Roland Lescure s’avère un excellent pédagogue, capable d’expliquer aux Français les grands enjeux économiques auxquels ils font face.

« J’essaie de réduire la distance entre le politique et la population. Je ne parle pas en jargon, j’essaie d’être clair. Comme on dit, ce qui se conçoit bien s’explique clairement. C’est sûr qu’en politique, ça joue dur en France et je me suis fait rentrer dedans, mais il faut relativiser tout cela. »

Est-ce que son passage à la Caisse lui a donné des outils qu’il utilise aujourd’hui dans sa vie publique ?

« J’ai appris plein de choses à la Caisse, notamment le rapport à l’entrepreneuriat pragmatique, le sens des résultats et la simplicité des rapports humains. Et la Caisse n’est pas une institution comme les autres. J’ai appris qu’on peut être au service de l’intérêt général tout en ayant des valeurs de résultats », conclut Roland Lescure.