Le nombre de Québécois cloués à un lit d'hôpital parce que leur consommation de cannabis a très mal tourné explose d'année en année, révèlent des données du ministère de la Santé obtenues par La Presse. Et c'est sans parler de leurs visites aux urgences, qui se comptent chaque semaine par dizaines. Des médecins sonnent l'alarme.

C'était l'été dernier. Le feu de camp crépitait. Une jeune fille de Montréal célébrait son 18e anniversaire. En guise de cadeau, son copain et son frère lui ont offert son premier joint. Mais, comme dans les campagnes de peur américaines, la fête s'est terminée de façon abrupte - plus précisément, aux urgences psychiatriques.

«Ils ont bu un peu, ils ont fumé ensemble, et là, la fille s'est mise à paranoïer complètement! raconte le psychiatre Gilles Chamberland, qui a traité l'adolescente. Elle disait que son chum avait l'air de son chum, mais que c'était un imposteur qui avait pris sa forme. Pour son frère, elle n'était pas sûre... Alors, elle s'est sauvée en courant.

«Heureusement, ils l'ont rattrapée, amenée aux urgences, et elle a bien voulu croire que j'étais un vrai docteur!»

Sombrer dans une psychose dès son premier joint relève d'une extrême malchance. Mais chez l'ensemble des consommateurs de cannabis, l'hospitalisation pour troubles mentaux et du comportement est de plus en plus fréquente, révèlent des statistiques du ministère de la Santé que La Presse a obtenues en primeur.

L'an dernier, 628 Québécois (soit une douzaine de consommateurs chaque semaine) se sont retrouvés cloués à un lit d'hôpital pour la seule raison qu'ils avaient consommé du cannabis. C'est quatre fois plus qu'il y a 10 ans, alors que 128 personnes avaient vécu la même chose. Et 20 fois plus qu'il y a 20 ans, alors qu'on avait compté 30 cas.

Séjour moyen: 10 jours, ce qui témoigne de la gravité de leur état.

Attachés sur leur lit

«Le cas type nous est amené par les ambulanciers ou les policiers. Il délire à pleins tubes et se sent traqué, persécuté, y compris par nous, parfois. Alors, ça finit en isolement et en contention pour réduire la crise. Et au dépistage, on trouve du cannabis», résume le psychiatre Stéphane Proulx, de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, l'un des nombreux établissements où la hausse est palpable.

Dans la grande majorité des cas, il s'agit d'hommes ayant de 18 à 25 ans, précise-t-il. Et contrairement à l'adolescente du feu de camp, bon nombre d'entre eux fument à outrance.

«Des gens qui fument 3,5 grammes par jour, on en voit plein, rapporte René Brassard, infirmier en désintoxication au Centre de réadaptation en dépendance de Montréal. Même la psychose toxique ne les arrête pas. Leur besoin de cannabis l'emporte sur le danger. Ils en ont besoin pour se calmer ou avoir le sentiment d'être enveloppés.»

Ceux-là peuvent être hospitalisés plusieurs fois. «Leur parcours est parsemé de rechutes, constate le Dr Proulx. Même s'ils ont eu la chienne parce qu'on les a mis en jaquette bleue, même si on les a attachés et médicamentés.»

Dans l'est de Montréal, les policiers peuvent être appelés à la rescousse jusqu'à vingt fois en trois mois par les voisins ou les colocataires des mêmes adeptes de cannabis en psychose, qui se débattent férocement.

«Avant même d'arriver à certaines adresses, nos patrouilleurs savent qu'ils risquent de sortir de là le nez cassé ou le genou déboîté», rapporte Line Chainey, une policière fraîchement retraitée qui a lancé l'équipe d'intervention en santé mentale de son poste de quartier.

Le diable dans sa chambre

Comme pour 6,8% des Canadiens de 15 ans et plus1, ces cas lourds sont souvent devenus incapables de se passer de cannabis. Sans parler de tous ceux qui refusent de croire qu'une drogue aussi banale - et de plus en plus utilisée comme médicament - ait pu les rendre malades.

«Dans ma chambre d'hôpital, je sentais une mauvaise présence - comme le diable - avec moi. Même avec les médicaments, j'étais encore psycho! Mais je ne comprenais pas pourquoi ils ne me laissaient pas sortir. Je me disais: «C'est juste du pot»», confie un adolescent de Laval qui vient de séjourner un mois et demi en psychiatrie, puis deux mois au centre de thérapie pour adolescents Le Grand Chemin (lisez son histoire dans l'article ci-dessous).

«Quand on dit aux patients que le cannabis est en cause, ils sont un peu incrédules, observe le Dr Martin Laliberté, urgentologue et toxicologue médical au Centre universitaire de santé McGill (CUSM). S'ils s'abstiennent d'en prendre et que le problème rentre dans l'ordre, ça leur donne une confirmation. Mais elle surviendra seulement au bout de plusieurs jours ou mois. L'effet n'est pas immédiat.»

En attendant, «le coût de ces psychoses est extrêmement important pour le système de santé, sans parler du coût humain», souligne le médecin, qui est aussi consultant au Centre antipoison du Québec.

Congés «cow-boy»

Depuis peu, le système s'adapte, assure le Dr Didier Jutras-Aswad, de l'Unité de psychiatrie des toxicomanies du CHUM, qui a justement été créée pour mieux soigner les nombreux patients souffrant à la fois de toxicomanie et de troubles psychiatriques.

«Au début des années 2000, si quelqu'un arrivait aux urgences avec des symptômes psychotiques et qu'on savait qu'il avait pris du cannabis, on lui donnait son congé. C'était les portes tournantes, expose le psychiatre. On est maintenant conscients qu'il faut les prendre en charge. C'est une percée majeure.»

L'hôpital Maisonneuve-Rosemont a plutôt créé une clinique de relance. Et dans cet hôpital, comme dans sept autres établissements de la métropole, les accros au cannabis sont cueillis aux urgences par des infirmiers de liaison, qui les convainquent de séjourner au Centre de réadaptation en dépendance de Montréal.

«Dès que la médication a permis d'atténuer les symptômes du patient, il va partir en taxi avec une infirmière», expose le Dr Proulx.

«Mais le Centre est victime de son succès; il est souvent plein. Alors, on envoie parfois les patients un peu trop tôt en congé. Même quand ils arrivent en psychose, je les garde 48 ou 72 heures maximum. On a une énorme pression du système pour libérer des lits.

«L'argent n'a pas suivi les bonnes idées, conclut le psychiatre. Il faut statuer sur la substance et il faut des ressources.»

1. Taux de troubles liés à l'utilisation de cannabis au cours de la vie, selon l'étude de Statistique Canada Troubles mentaux et troubles liés à l'utilisation de substances au Canada, publiée en 2013.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Dr Didier Jutras-Aswad

Pourquoi cette hausse?

Puisque les Québécois consomment moins de cannabis depuis quelques années, la hausse du nombre d'hospitalisations est surprenante. D'autant plus que, dans l'intervalle, les séjours causés par les autres drogues sont devenus de moins en moins fréquents. Voici les explications, parfois contradictoires, du milieu de la santé.

« Le nombre d'hospitalisations a augmenté au fur et à mesure que la concentration en THC (la substance hallucinogène du cannabis) a augmenté. C'est directement lié. Chaque personne a son seuil de tolérance, et celui de certaines est très bas. Elles le découvrent en fumant. »

- Le Dr Gilles Chamberland, psychiatre à l'Institut Philippe-Pinel

« La différence entre drogue dure et drogue douce est aujourd'hui totalement caduque. Le cannabis d'aujourd'hui n'a rien à voir avec le cannabis folklorique des années 70. C'est une substance qui cause de plus en plus de problèmes, surtout chez les jeunes dont le cerveau se modèle. »

- Le Dr Stéphane Proulx, psychiatre à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont

« La puissance du cannabis n'a pas été multipliée par quatre depuis le début des années 2000 ; c'est survenu avant. S'il y a plus d'hospitalisations ces dernières années, ce n'est pas parce qu'il y a plus de complications, mais parce qu'on prend plus les patients en charge. »

- Le Dr Didier Jutras Aswad, psychiatre au CHUM

« La consommation d'alcool combinée à la consommation de cannabis peut aussi augmenter les problèmes. Tout comme l'évolution sociale, le stress accru, les contextes de vie de plus en plus difficiles, qui favorisent certains dérapages. »

- Jean-Sébastien Fallu, professeur de psychoéducation à l'Université de Montréal et président fondateur du Groupe de recherche et d'intervention psychosociale

« Aujourd'hui, les jeunes du secondaire consomment moins, mais ceux qui sont hospitalisés ont souvent 18-25 ans. Ils appartiennent à la cohorte qui a vu sa consommation augmenter et débuter de plus en plus jeune. Les problèmes apparaissent maintenant. »

- Jean-Sébastien Fallu, professeur de psychoéducation à l'Université de Montréal et président fondateur du Groupe de recherche et d'intervention psychosociale