Ils évitent des crises, neutralisent des émeutes, convainquent des foules de manifester pacifiquement. Ils sont sur le terrain pendant des événements très médiatisés, mais leur travail se fait généralement dans l'ombre. Des médiateurs urbains oeuvrent à Montréal pour pacifier petits et grands événements. Aujourd'hui, le cas de Saint-Michel, où les rues du Petit Maghreb auraient très bien pu, sans eux, se transformer en un nouveau Montréal-Nord.

L'escouade antiémeute bloque complètement la rue Jean-Talon, à l'est de Saint-Michel. Elle sépare des milliers de jeunes en deux groupes. D'un côté, les Marocains, qui viennent de voir à la télé leur équipe nationale gagner un match décisif de la Coupe d'Afrique contre l'Algérie. De l'autre, les Algériens, déçus, prêts à se battre. Des jeunes sont montés sur des voitures. Des projectiles volent. On est à un cheveu d'une émeute.

Cette scène s'est déroulée il y a un an et demi. Ce jour-là, le Petit Maghreb, dans le quartier Saint-Michel, a bien failli devenir un nouveau Montréal-Nord.

«Je me suis dit: ça va merder. On est foutus. Tout va sauter. Je voyais déjà ça s'étaler dans tous les journaux», se souvient Harry Delva, qui oeuvre à la Maison d'Haïti depuis près de 20 ans.

Puis, Mohammed Belaroussi, 27 ans, s'est adressé à la foule avec un porte-voix. Il a parlé en arabe, bien sûr. «On n'a rien compris de ce qu'il leur a dit», se souvient la mairesse de l'arrondissement, Anie Samson.

«J'ai dit aux Marocains: vous avez gagné. On ne va pas gâcher la soirée. Pensez un peu à l'image qu'on va donner de nous», raconte Mohammed en souriant.

Ensuite, il a attaché ensemble les drapeaux du Maroc et de l'Algérie. Tout le monde a applaudi. L'émeute était évitée.

«À ce moment-là, tu m'aurais donné 5 millions de dollars que je n'aurais pas été plus content, relate Harry Delva. On venait de sauver un travail de rapprochement de deux années.»

Au royaume de la fleur d'oranger

Ce travail, c'est celui de Mohammed Belaroussi. Depuis trois ans, le patrouilleur de rue arpente le Petit Maghreb, qui s'est bâti dans les 10 dernières années dans la rue Jean-Talon entre Saint-Michel et Pie-IX. Sur cette section de la rue, autrefois une extension lointaine de la Petite Italie, les trois quarts des commerces sont désormais tenus par la communauté maghrébine. C'est le royaume de la fleur d'oranger et de la viande certifiée halal. Il y a des mosquées et des narguilés dans les cafés.

Près de 4000 immigrés venant de l'Algérie et du Maroc se sont établis dans Saint-Michel, selon les chiffres du recensement de 2006: c'est 15% de tous ceux qui se trouvent à Montréal. Et comme ces chiffres datent, la population maghrébine est bien plus importante, souligne Anie Samson.

Mohammed, originaire d'Algérie, est parfaitement dans son élément dans ce Petit Maghreb. Peu après son arrivée à Montréal, le criminologue Harry Delva l'a recruté dans le programme Jeunes patrouilleurs géré par la Maison d'Haïti. Des patrouilleurs qui, jusqu'alors, s'étaient plutôt attaqués aux problèmes des jeunes Haïtiens.

«Le visage du quartier changeait. Il fallait s'adapter. Mohammed savait parler à ces jeunes», dit Harry Delva.

Mohammed s'est donc attelé à un patient travail de pacification. Tous les après-midi, il est à la sortie de l'école secondaire Joseph-François-Perrault. Il noue des liens avec les élèves. Et tous les week-ends, il arpente la rue Jean-Talon. Il entre dans chaque commerce, lubrifie les relations sociales entre les jeunes Maghrébins parfois surexcités et les résidants de la rue Jean-Talon.

«Il y avait des incivilités, des comportements inacceptables, raconte Mohammed. Des jeunes qui sortent fumer et s'assoient dans les marches des immeubles. Des batailles de rue. Nous avions plusieurs points noirs dans la rue il y a quatre ans. Il y en a beaucoup moins maintenant.»

Nasser Boudi a été l'un des architectes du Petit Maghreb. Le propriétaire de l'agence de voyages Medina, qui s'y est établi en 1999, a attiré des milliers de Maghrébins dans le quartier. Une grande fête populaire s'est tenue pendant quelques années. Mais M. Boudi est déçu de ce qu'il est advenu du Petit Maghreb.

«Le quartier a été victime de sa popularité», croit-il. Les matchs de soccer ont amené un afflux massif de jeunes et ont créé des problèmes majeurs de sécurité publique. «On a fait une croix sur la tenue d'événements. Il ne faudrait pas que le quartier prenne une connotation négative», dit-il.

Sur le radar de la police

Le Petit Maghreb est entré en force sur le radar du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) un jour gris de novembre, en 2009. Pour la première fois depuis des lustres, l'Algérie s'était qualifiée pour la Coupe du monde de soccer. Sur YouTube, les images sont éloquentes. Des milliers de partisans de l'Algérie en liesse ont déferlé dans la rue Jean-Talon. Le quartier a été pris d'assaut.

«C'était un dimanche, tout le monde était en congé. Un citoyen a appelé le 911 parce qu'il croyait que c'était une manifestation qui bloquait la rue. L'escouade antiémeute est débarquée», relate Anie Samson. La situation était explosive. Les jeunes montaient sur les autos garées dans la rue. Les partisans lançaient des feux d'artifice à deux pas des résidences. Ce jour-là, la police en a sué un coup, se souvient Fady Dagher, qui était alors commandant du poste de quartier.

Mais plutôt que de foncer dans le tas, la police a choisi la voie de la médiation. On a bloqué la rue pour permettre aux gens de fêter, mais du même coup, on leur a fermement demandé de cesser les comportements dangereux. Après un moment de flottement, la foule a obtempéré. Les manifestations de joie ont continué.

«À un moment, les gens se sont approchés d'un policier, ils l'ont soulevé dans les airs et ils l'ont porté, comme le capitaine d'une équipe», raconte le sergent Salvatore Serrao. S'il avait été inexpérimenté, le policier Charles Dubois aurait certainement mal réagi. «Pour un policier, c'est très déstabilisant de se faire prendre comme ça», souligne M. Serrao. Mais Charles Dubois arpente depuis 15 ans les rues de Saint-Michel. Il s'est laissé faire. «C'était un test», croit Salvatore Serrao.

Le soir même, Fady Dagher a vu à la télé les images de Paris, Bordeaux, Lyon, secoués par les émeutes. «Ça brûlait. Partout. Sauf chez nous.»

Petite délinquance et grande détresse

Depuis ce jour de novembre, chaque match de soccer auquel participent les pays du Maghreb fait l'objet d'une préparation par le SPVM. «On suit les résultats. Et on fait une lecture de terrain quelques jours avant avec le patrouilleur de rue. Notre stratégie, c'est de mettre des gens significatifs sur le terrain, comme Mohammed. C'est beaucoup plus efficace que 50 policiers», dit Marc Charbonneau, actuel commandant du poste 30.

Si la police et la municipalité restent les bras croisés, «ce qui se passe en France dans les cités, dans 10 ans, il y a des chances que ça se passe ici», croit Anie Samson. Elle souligne l'importance d'agir avant que ne surviennent les crises.

Pour l'heure, il n'y a pas de grande criminalité maghrébine dans le quartier, estime le commandant Marc Charbonneau. On parle de petite délinquance: impolitesses, flânage, petits vols. L'été dernier, une auto s'est retrouvée dans la piscine du parc François-Perrault.

Mais cette petite délinquance se déploie sur une toile socioéconomique très délicate. Un chiffre résume à lui seul le problème: alors que le taux de chômage au Québec avoisine les 7%, celui de la communauté maghrébine frôle les 30%. Même si les nouveaux arrivants maghrébins sont très scolarisés et parlent français, les cafés de la rue Jean-Talon sont bondés, le jour, d'hommes mûrs qui n'ont pas de travail.

«Le désoeuvrement, c'est frappant quand on va dans les cafés. Et c'est un lieu qui entretient le désespoir, parce que tout le monde s'y raconte ses malheurs», dit Fouad Zerhouni, qui dirige l'organisme Mouvement fraternité multiethnique, établi depuis 25 ans dans le quartier Saint-Michel.

Malik Bedoui et Habib Bendahou seraient sûrement d'accord. «Le Québec, c'est le cimetière des diplômés», lance brutalement le premier, médecin de formation, rencontré au café Safir. Impossible pour lui de travailler, il lui faudrait recommencer ses études à zéro. Même scénario pour M. Bendahou. L'homme de 65 ans était professeur de génie hydraulique à Oran. Il accumule les petits boulots depuis 12 ans au Québec.

Les deux hommes sont résignés à leur sort. «Nous, on s'est sacrifiés», dit M. Bedoui. Mais plus le temps passe, plus leurs inquiétudes se font vives... pour leurs enfants. Le fils de M. Bendahou a un diplôme d'ingénieur bien québécois en poche. Malgré d'excellents résultats, il a eu du mal à dénicher un stage. Si son fils était condamné comme lui à de petits boulots, son expérience québécoise se solderait par un échec, reconnaît-il. «Il y a du désespoir chez certaines familles, parce qu'elles ont peur que leur enfant finisse comme elles», dit Mohammed.

«En France, les Beurs en sont à la troisième génération et ils sont toujours considérés comme des étrangers, souligne M. Bedoui. Si on continue, ça va être la même chose ici. Un ghetto. Comme à Montréal-Nord.»