Après les inondations, la glace. Si des centaines de Québécois luttent contre l'eau depuis le week-end dernier, la guerre contre les embâcles bat aussi son plein dans certaines municipalités.

« UN COUP DE DÉS »

Gigantesques amoncellements de morceaux de glace qui s'accumulent sur un cours d'eau au point de l'obstruer, les embâcles se forment à la suite de précipitations abondantes ou d'une hausse soudaine de la température, sinon de la combinaison des deux facteurs - précisément ce qui s'est passé le week-end dernier. Aussi désagréables soient-ils, les embâcles sont parfaitement normaux, explique Brian Morse, professeur au département de génie civil et de génie des eaux de l'Université Laval et spécialiste de la mécanique des glaces fluviales. « Le problème, c'est qu'on ne sait jamais où un embâcle va se produire. C'est ce qui le rend si difficile à gérer. » Les zones inondables sont forcément les plus vulnérables, mais chaque année est un nouveau « coup de dés », explique M. Morse. Contrairement aux inondations d'eau libre qui prennent d'assaut de larges territoires, comme l'ont par exemple constaté les Montréalais le printemps dernier, les embâcles frappent des secteurs très précis : c'est notamment le cas du quartier Duberger-Les Saules à Québec.

DANS L'INCONNU JUSQU'AU PRINTEMPS

À Bécancour, sur la rive sud de Trois-Rivières, les embâcles sont fréquents. Certains secteurs sont considérés comme critiques au printemps... mais pas dès les premiers jours de janvier. « Généralement, on ne s'en sort pas trop mal avec l'intervention de l'aéroglisseur de la Garde côtière canadienne qui brise la glace, raconte le maire de Bécancour Jean-Guy Dubois. Ce qui est inhabituel, c'est que ça nous arrive en plein milieu de l'hiver ! On est vraiment dans l'incertitude, et on se prépare déjà au printemps. » M. Dubois en convient volontiers : il n'a aucune idée de ce que le mouvement des glaces réserve à sa municipalité lors de l'habituelle débâcle de mars et avril. Une étude menée par Brian Morse sur la rivière Montmorency a par ailleurs révélé qu'un « coup d'eau » comme celui des derniers jours pouvait arriver à n'importe quel moment de l'hiver.

S'INQUIÉTER OU PAS ?

Selon Sébastien Doire, directeur de la Sécurité civile pour la Mauricie et le Centre-du-Québec, rien n'indique que les blocs de glace géants causeront des problèmes au cours des prochains mois. La rapidité ou non du redoux printanier, la quantité de précipitations et le comportement du frasil (cette « sloche » qui se forme sous la glace) sont autant de facteurs qui peuvent avoir un impact positif ou négatif. « Si l'eau circule bien, les glaces peuvent mourir sur place et il n'y aura pas de problème, souligne M. Doire. Mais ça reste très difficile à prédire. » Faute d'un retrait naturel de la glace, il faudra alors la briser pour l'évacuer.

SÉPARÉS DU MONDE

La petite ville de Yamaska, près de Sorel, n'est pas au bout de ses peines. Un embâcle long de 6 km s'est formé sur la rivière Yamaska, isolant plusieurs résidences. L'assistance d'un hélicoptère et l'utilisation de machinerie lourde ont permis d'évacuer une trentaine de personnes, mais une dizaine de résidants ont choisi de rester à la maison. Ils sont littéralement séparés du monde, la route étant bloquée par la glace (voir onglet suivant). « Le niveau de l'eau a baissé, mais l'embâcle ne bouge pas, explique la mairesse Diane de Tonnancourt. La glace touche au lit de la rivière, si bien que l'eau ne peut pas s'écouler. Avec le froid qu'il a fait, le frasil a gelé et a bouché tous les trous. » Mme de Tonnancourt a survolé la zone critique hier dans un hélicoptère de la Sûreté du Québec et décidera de la stratégie à adopter au cours des prochains jours. La municipalité attend notamment de nouvelles analyses hydrologiques et des modélisations météo pour prendre une décision. Une évacuation forcée des derniers sinistrés par hélicoptère n'est pas exclue. Vu sa pente faible et son emplacement au milieu de champs, la rivière Yamaska est particulièrement vulnérable aux embâcles, note par ailleurs le professeur Brian Morse.

COMMENT BRISER LA GLACE ?

À Québec, hier, une spectaculaire « pelle-grenouille » s'est attaquée à l'embâcle de la rivière Saint-Charles. Ce ne sont toutefois pas toutes les municipalités qui ont les ressources nécessaires pour embaucher un entrepreneur privé possédant ce type de machinerie hors norme. À Yamaska, une intervention de la « grenouille » coûterait près de 200 000 $, a rapporté l'hebdomadaire Les 2 Rives plus tôt cette semaine. « Le gouvernement du Québec paie une partie de la note, mais ça reste beaucoup d'argent pour dégager 10 personnes, souligne Jean-Sébastien Forest, directeur de la Sécurité civile pour la Montérégie et l'Estrie. Et encore, rien n'assure qu'une fois les glaces brisées, un embâcle ne se reformera pas plus loin. » La Ville a donc adopté une résolution pour demander une intervention de l'aéroglisseur brise-glaces de la Garde côtière. Pour des raisons de sécurité, il n'est toutefois pas acquis que l'aéroglisseur pourra atteindre la zone névralgique.

LE TEMPS PRESSE À QUÉBEC

Malgré le travail de la « grenouille », le maire de Québec Régis Labeaume a déclaré hier considérer que les prochains jours étaient « une véritable course contre la montre » vu les risques de pluie qui pourrait faire gonfler la rivière Saint-Charles ce week-end. « [L'eau] ne baisse pas assez vite, a dit le maire, cité par Le Soleil. Ça ne se nettoie pas comme on l'espérait. » Il a toutefois ajouté « utiliser toutes les connaissances [disponibles] ». « C'est exactement ce qu'il faut faire. On ne peut pas aller plus loin », a-t-il conclu.

- Avec Le Soleil

Photo André Pichette, La Presse

Les embâcles frappent souvent des secteurs très précis.

Prisonniers, mais pas malheureux

« Que voulez-vous que j'aille faire au village ? On a de la nourriture en masse, et tant qu'on a de l'électricité, on est corrects. »

Au bout du fil, la voix de Lionel Nadeau ne trahit pas la moindre note d'inquiétude. Avec sa femme et leur fils, cet homme de bientôt 85 ans est coincé chez lui, comme la dizaine d'autres résidants du rang de la Pointe-du-Nord-Est, à Yamaska. La glace bloque complètement la route menant au centre-ville de cette municipalité de quelque 1500 habitants. Et pourtant, comme quelques irréductibles, il a refusé l'évacuation qui a été proposée lundi par les autorités.

« Ça fait 25 ans qu'on est installés ici, et c'est la première fois que je vois ça avec autant de glace », concède M. Nadeau. N'empêche, les inondations sont monnaie courante dans ce secteur - les crues du printemps dernier s'y sont étirées sur trois mois, causant notamment de longues interruptions de courant. Sa maison a toutefois été épargnée par les eaux.

M. Nadeau n'en est pas à ses premiers démêlés avec la rivière Yamaska. 

En 2000, une semaine avant Noël, il s'était retrouvé coincé sur la route après que le niveau du cours d'eau eut monté subitement. Son véhicule avait été submergé et il avait franchi à pied les quelques kilomètres le séparant de son domicile, parfois « avec de l'eau aux épaules ». Sa famille et lui avaient ensuite été évacués par hélicoptère.

Pour l'heure, Lionel Nadeau dit ne manquer de rien, quoiqu'il espère que la route sera rouverte à la circulation au cours des prochains jours, car il doit renouveler son ordonnance de médicaments contre le diabète. « Si je saute une couple de jours, je ferai juste attention à ce que je mange », ricane-t-il.

Sa voisine Nicole Durand manquera elle aussi de médicaments d'ici le week-end, mais elle croit qu'on trouvera un moyen de lui en apporter par hélicoptère.

« Ma parenté est plus inquiète que moi ! », s'exclame-t-elle.

« On est habitués, poursuit-elle. Ça ne sert à rien de paniquer. »

Au moment d'écrire ces lignes, la Ville de Yamaska ne savait pas encore à quel moment la glace serait dégagée du rang de la Pointe-du-Nord-Est. Une évacuation forcée des résidants n'est pas exclue si la situation devait perdurer.