Le VUS est arrivé de nulle part. Yolanda Corces a senti un choc dans sa hanche. Elle a été projetée et s'est écroulée dans la rue. La poussette noire qu'elle tenait s'est cassée. L'impact a éjecté la petite Clara, 14 mois, au milieu de la chaussée, à quelques mètres de l'entrée de sa garderie.

La collision s'est produite à l'heure de pointe au matin du 18 novembre 2014, à l'angle de la rue Saint-Urbain et de l'avenue Fairmount, à Montréal. Le conducteur du VUS confiera aux policiers qu'il n'a pas aperçu la dame de 62 ans avant de s'engager dans l'intersection.

«Ma grand-mère n'a rien vu venir», explique Michelle Puga, qui s'est rendue à l'hôpital ce matin-là.

Yolanda Corces ne le réalisait pas, mais elle franchissait ce matin-là l'une des 1127 intersections avec feux à Montréal qui n'ont pas de feu pour piéton, pourtant une mesure de réduction des collisions reconnue depuis plus de 40 ans par les experts en santé publique - bien qu'il soit impossible d'affirmer que de tels feux auraient pu prévenir la collision dans ce cas précis.

À Montréal, à peine 51% des intersections signalisées ont aussi des feux aux quatre coins des rues pour guider et protéger les gens qui les traversent à pied. C'est de loin le pire bilan des grandes villes du Canada et des États-Unis, où le taux d'implantation de feux piétons est de 98% en moyenne, selon une recension de La Presse.

«Les chiffres parlent d'eux-mêmes: pour la Ville de Montréal, c'est comme s'il y avait deux sortes d'usagers de la rue et que si vous n'êtes pas dans une voiture, vous passez en deuxième, explique Félix Gravel, co-porte-parole de Piétons Québec, nouvelle organisation lancée en octobre. Contrairement à ce qui se fait ailleurs, Montréal pense avant toutes choses à la fluidité du transport automobile. La question, c'est: "Est-ce que ça se fait au détriment des piétons?"»

Réduire le risque

L'absence de feux piétons touche des artères qui figurent parmi les plus achalandées de la métropole.

Au coin de la rue Jean-Talon Ouest et de l'avenue Victoria, dans Côte-des-Neiges, 14 voies de circulation automobile convergent près de quatre tours d'habitation sans qu'aucun feu piéton soit installé. Au coin de l'avenue du Parc et de l'avenue du Mont-Royal, utilisé par les milliers de piétons qui se rendent chaque semaine sur la montagne, les feux piétons sont absents sur l'axe nord-sud du carrefour, où des collisions avec des piétons sont documentées depuis au moins 1999.

Quand ils demandent l'aide des élus, les citoyens blessés dans une collision ou inquiets de voir des enfants franchir des carrefours mal aménagés pour les piétons ont souvent l'impression d'être considérés comme des nuisances.

«On est vus comme des granos en sandales avec des bas de laine, dit Dominique Barsalou, avocate et membre d'un groupe de citoyens de Notre-Dame-de-Grâce, où les travaux entourant la reconstruction de l'échangeur Turcot ont fait augmenter la circulation dans les rues locales, dans lesquelles les aménagements pour piétons font souvent défaut, dit-elle. C'est frustrant, car nous sommes aussi des automobilistes. Nous comprenons les deux côtés de l'équation. Et nous voyons que l'opinion d'un piéton ne compte pas.»

En entrevue avec La Presse dans son bureau de l'hôtel de ville, Aref Salem, responsable du transport au comité exécutif de la Ville de Montréal et conseiller de l'arrondissement Saint-Laurent, dit que la Ville sait qu'elle a du retard à rattraper.

«Le ministre des Transports nous oblige à mettre tous nos feux de circulation aux normes [remplacement des contrôleurs mécaniques par des contrôleurs électroniques, notamment] d'ici 2017. Il y en a 800 qui avaient déjà été mis aux normes, mais sans feu piéton. Depuis 2011 ou 2012, toutes les mises aux normes ont aussi des feux piétons avec décompte. Au-delà de 2017, nous allons continuer à installer des feux piétons dans les 800 endroits où on n'en avait pas installé. Donc, d'ici, mettons, 2018 ou 2019, toutes les intersections avec feux seront dotées de feux piétons dans la Ville de Montréal», assure M. Salem.

M. Salem parle d'une réduction de 33% des collisions avec blessés à Montréal et d'une baisse de 52% des collisions mortelles depuis 2007. Des données qui englobent l'ensemble des usagers de la route, dont les automobilistes, et qui n'isolent pas les piétons. Selon la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ), le nombre de morts et de blessés graves chez les piétons à Montréal n'a pas connu de diminution au cours de la dernière décennie (voir tableau en page 3).

Porteur de ballon

Bien sûr, les piétons sont nombreux à ne pas respecter la signalisation. Or, contrairement à l'idée répandue, cela n'explique pas la majorité des collisions.

Le scénario de collision en tête de liste à Montréal survient «lorsqu'un véhicule effectue un virage à gauche et que le piéton traverse en respectant la signalisation», selon un rapport de 2014 de la Direction des transports de Montréal.

C'est ce qui s'est produit dans une collision mortelle à l'angle de l'avenue De Chateaubriand et de la rue Bélanger, l'an dernier. Huguette Bergeron, une octogénaire, a été happée et s'est retrouvée coincée sous les roues d'un semi-remorque qui faisait un virage. Le carrefour ne comportait aucun feu piéton.

Dans son rapport, le coroner Jean Brochu écrit: «Je recommande à la Ville de Montréal de prendre les moyens pour rendre les intersections le plus sécuritaires possible pour les usagers et, surtout, les usagers les plus vulnérables.»

Un an et demi après la mort de Mme Bergeron, des feux pour piétons sont désormais installés au carrefour où s'est produite la collision. Or, le carrefour voisin, Saint-Zotique et De Chateaubriand, en est toujours dépourvu, de même que l'intersection des rues Saint-Zotique et Saint-Denis, plus achalandée encore.

Félix Gravel, co-porte-parole de Piétons Québec, signale que Montréal n'a aucun «porteur de ballon» désigné au sein de l'administration du maire Denis Coderre pour s'occuper des piétons.

«Le dossier piéton n'a pas de fonctionnaire attitré à la Ville, il n'y a pas de comité piéton non plus. C'est comme si ce n'était à personne de s'occuper de ça. Alors les choses traînent en longueur.»

Rupture d'anévrisme

Après la collision sur Saint-Urbain, l'an dernier, Yolanda Corces est arrivée à l'hôpital avec une hanche fêlée, deux côtes cassées et un choc nerveux. Peu après, elle a subi une rupture d'anévrisme, que ses médecins ont liée à la collision.

Aujourd'hui, elle a perdu sa mobilité et doit rester à la maison. Son état nécessite une supervision constante, de jour comme de nuit.

«J'ai tout arrêté pour m'occuper de ma grand-mère», explique sa petite-fille, Michelle Puga, 23 ans, qui a mis fin à son projet d'études en horticulture depuis l'accident.

Éjectée au sol à la suite de  l'impact, la petite Clara est arrivée à l'hôpital en ambulance. Après huit heures en observation, ses médecins l'ont déclarée saine et sauve.

Sa mère, Alphée Beauchamp, a porté plainte au service 311 de la Ville peu après pour demander que des feux piétons soient installés à l'angle de Saint-Urbain et Fairmount. Des dizaines d'enfants de trois garderies et d'une école empruntent chaque jour l'intersection à forte densité de circulation automobile, a-t-elle fait valoir.

Près d'un an après la collision, les feux piétons sont toujours absents.