La réponse à cette question dépend de la personne à qui on la pose... Les disputes autour de l'évaluation des grandes foules sont légendaires, notamment parce que les méthodes utilisées sont plus approximatives que scientifiques. À la veille de la grande manifestation du Jour de la Terre, nous revenons sur le dernier grand rassemblement qui a (certainement) attiré «plusieurs dizaines de milliers de personnes».

Le 22 mars 2012, 13 h. Les étudiants arrivent en masse au centre-ville de Montréal. Partis de la Place du Canada, ils rejoignent la rue Sherbrooke et se dirigent vers l'est.

À 14 h 30, la tête du cortège a parcouru la moitié du trajet alors que des milliers de manifestants attendent toujours de quitter le point de départ. Peu avant de tourner dans la rue Saint-Denis, les journalistes pressent les organisateurs de leur donner l'estimation du nombre de participants pour ce qui promet, déjà, d'être l'une des plus grandes manifestations des dernières années à Montréal.

L'évaluation est annoncée au micro: 200 000 manifestants. «Deux cent mille votes de moins pour [Line] Beauchamp et pour les libéraux!», répète l'animateur de foule, acclamé bruyamment par les manifestants.

Le chiffre est rapidement relayé de bouche à oreille, de textos en courriels, de Twitter à Facebook. Et il est repris largement dans les médias.

Mais d'où vient cette évaluation? Dans le feu de l'action, les organisateurs étudiants ont fait une évaluation rapide du nombre de manifestants par mètre de cortège (voir autre page). Une méthode que la présidente de la Fédération étudiante universitaire (FEUQ), Martine Desjardins, ne qualifie pas de «scientifique», mais de «mathématique». Le fait que l'estimation de 200 000 ait été reprise dans les médias lui confère aussi, selon elle, «une crédibilité».

Est-ce une estimation réaliste? Pour le savoir, nous avons demandé à la firme CROP, qui fait ce genre d'évaluation notamment pour le Festival de jazz, d'étudier les photos aériennes prises par le photographe de La Presse le jour de la manifestation (voir méthodologie détaillée). Son verdict: 108 900, plus ou moins 34 000 manifestants.

Science... politique

L'estimation de foules «a plus à voir avec les relations publiques [...] qu'avec une quête de la vérité», écrivent les statisticiens et sociologues Ray Watson et Paul Yip, dans un article paru l'automne dernier dans la revue scientifique Significance. «Le nombre de sympathisants apparents à une cause est important. S'il est perçu comme important, il sera plus facile de recruter de nouveaux sympathisants [et il sera] plus difficile pour les autorités d'ignorer leurs demandes», écrivent les chercheurs.

Compter le nombre de manifestants relève d'une science... controversée. Les estimations fournies par les organisateurs, la police ou les médias varient considérablement. Et donnent lieu à des disputes telles que plusieurs, comme la police de Montréal, refusent désormais de rendre leurs données publiques.

Clark McPhail, professeur émérite de sociologie à l'Université de l'Illinois, observe des manifestations depuis 40 ans. Selon lui, l'importance d'une foule est généralement surestimée par les organisateurs par rapport aux estimations de la police. «Il faut les comprendre, dit-il en entrevue. Ils travaillent très fort pour organiser ces événements, et la police va toujours sous-estimer l'importance de leur rassemblement.»

Il plaide cependant pour que les journalistes et les organisateurs utilisent des méthodes fiables et transparentes. Il regrette aussi que la police ne dévoile plus ses estimations pour permettre à la population de se faire une idée plus juste.

«Notre constitution garantit le droit de se rassembler pour manifester. La manifestation est un outil important pour évaluer l'appui de la population à une cause qui suscite des préoccupations et qui pourrait faire l'objet de débats au Congrès. Je pense que le public a le droit de savoir combien de personnes exercent leurs droits et défendent une cause.»

Quant à la FEUQ, elle s'en tient toujours à son évaluation de 200 000 personnes, qu'elle qualifie de prudente. «Je doute fort qu'il n'y ait eu que 100 000 personnes, dit Martine Desjardins. Il y a eu plusieurs manifestants qui se sont ajoutés sur le parcours et au Vieux-Montréal après la manifestation.»

«Même à 150 000, ça reste une des plus grandes manifestations de l'histoire du Québec», rappelle-t-elle. «Cette journée-là, l'appui était bien présent pour les étudiants.»

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GROS PLAN SUR UNE SECTION DENSE

Ce gros plan pris dans l'une des sections les plus denses de la manifestation permet d'avoir une idée réaliste du nombre de manifestants pouvant circuler par mètre carré. Nous avons compté environ 130 manifestants dans une aire de 16 m sur 4 m (64 m2), en nous basant sur des repères physiques comme la dimension de la Honda Fit rouge (4,1 m sur 1,7 m) et la largeur de la chaussée de la rue Sherbrooke (environ 18 m, selon la Ville de Montréal). Pour arriver au nombre de 200 000, la FEUQ a calculé une densité supérieure à cette section.

Moyenne estimée au coeur d'une section dense

2,03 manifestants par mètre carré

36,6 manifestants par mètre de cortège (calculée sur la pleine largeur de la rue)

Moyenne estimée par la FEUQ sur toute la longueur du parcours

2,3 à 2,5 manifestants par mètre carré

45 à 50 personnes par mètre de cortège

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ESTIMATION: 108 900 manifestants (plus ou moins 34 000)

Nombre moyen de manifestants par mètre de cortège: 24,2 personnes

Méthodologie: À la demande de La Presse, la firme CROP a appliqué des principes d'échantillonnage à partir de photos aériennes prises par le photographe de La Presse pendant la manifestation. Treize sections du parcours ont été étudiées.

En établissant le nombre de participants dans chacune de ces sections et en estimant la distance à l'aide de repères physiques, CROP a évalué la densité de la foule par mètre de cortège. Celle-ci a été établie à 24,2 manifestants par mètre de cortège, avec un écart-type de 12,5 manifestants.

Comme le cortège s'étendait sur 4,5 km, le nombre de manifestants est estimé à 108 900. La marge d'erreur s'établit à plus ou moins 34 000 manifestants à un niveau de confiance de 95%.

CROP précise que son estimation n'a pas de prétention scientifique, «car elle ne repose pas sur un échantillonnage probabiliste au sens strict». «Pour ce faire, il aurait fallu s'assurer que les photos soient prises de façon aléatoire et que les repères physiques aient été calibrés. Par exemple, nous aurions pu tracer des lignes calibrées tous les 250 mètres sur toute la longueur du cortège. Ensuite, nous aurions échantillonné les clichés de façon aléatoire. Ainsi, l'échantillon aurait répondu aux critères d'un échantillonnage probabiliste, soit que tous les membres de la population ont une chance égale d'être sélectionnés.»

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ESTIMATION: 200 000 manifestants

Nombre moyen de manifestants par mètre de cortège: de 45 à 50 personnes

Méthodologie: Des observateurs sur le terrain ont compté le nombre de manifestants par rangée défilant devant eux. Selon leurs estimations, une rangée comptait de 45 à 50 personnes. Ils ont alors multiplié ce nombre par la longueur du cortège (une rangée par mètre, 4500 mètres), ce qui donne 202 500 manifestants. À ce chiffre, la FEUQ a dit avoir soustrait 10% pour tenir compte des sections du cortège qui sont plus clairsemées.

Résultat: Entre 182 250 manifestants (rangées de 45 personnes) et 202 500 manifestants (rangées de 50 personnes)

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FOULE IMMOBILE

Mise au point en 1967 par le professeur en journalisme Herbert Jacobs, elle sert de base pour calculer la densité d'une foule immobile (par exemple, rassemblée devant une scène pour écouter un discours ou un spectacle). La densité varie évidemment selon les endroits: plus on s'approche de la scène, plus la foule est dense.

NOMBRE DE PERSONNES = AIRE (M2) X DENSITÉ

Densité

FOULE LÉGÈRE: (un bras entre chaque spectateur) 1 personne par mètre carré

FOULE NOMBREUSE: 2 personnes par mètre carré

FOULE TRÈS DENSE: 4 personnes par mètre carré (wagon de métro à l'heure de pointe)

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FOULE EN MOUVEMENT

L'estimation d'une foule en mouvement est plus difficile. Les manifestants ne marchent pas tous au pas, ils portent des pancartes, ils quittent ou rejoignent le parcours en cours de route. Deux statisticiens (Ray Watson, Université de Melbourne, et Paul Yip, Université de Hong Kong) ont testé une méthode fiable pour obtenir une estimation réaliste rapide, sans recours à des images aériennes:

- établir deux stations d'observation, suffisamment éloignées l'une de l'autre;

- compter le nombre de manifestants qui passent devant la station d'observation pendant une certaine période de temps;

- multiplier en fonction de la durée du passage de tout le cortège devant la station;

- pour tenir compte des manifestants qui ont quitté ou rejoint le cortège, des observateurs mènent un sondage sur le terrain pour savoir combien ont croisé les deux stations.

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Sources: «How many were there when it mattered? Estimating the sizes of crowds», de Ray Watson et Paul Yip, Significance, septembre 2011. «Who counts and how: estimating the size of protests», de Clark McPhail et John McCarthy, Contexts, été 2004.