Des appels d'offres trop courts, des informations privilégiées révélées à un entrepreneur, un comité de sélection sous influence, des urbanistes et des ingénieurs complices. Des chèques de plusieurs millions de dollars signés sans autorisation durant les vacances de la directrice des finances. Des documents détruits. Une gigantesque fraude, orchestrée de longue date.

L'enquêteuse principale dans l'affaire du Faubourg Contrecoeur, la sergente Isabelle Toupin, de l'escouade Marteau, a décrit mardi et mercredi derniers, à la commission Charbonneau, la longue série des «anomalies» administratives et des stratagèmes frauduleux qu'ont révélés l'enquête sur le dossier «Faufil».

La Commission a levé partiellement, hier, l'interdit de publication qu'elle avait décrété sur le témoignage de Mme Toupin à la demande de l'un des accusés dans cette affaire, Frank Zampino, ex-numéro 2 de l'administration du maire Gérald Tremblay.

Les grandes lignes du scandale immobilier du Faubourg Contrecoeur sont donc désormais publiques. D'abord révélée par La Presse en novembre 2008, l'affaire a entraîné une enquête policière qui a duré deux ans et demi et qui mené à l'arrestation de neuf personnes, dont M. Zampino et l'homme d'affaires Paolo Catania, en mai 2012.

De 2004 à 2008, les manoeuvres des accusés ont permis à la compagnie Construction F. Catania & Associés d'acheter à vil prix un terrain de 38 hectares appartenant à la Ville de Montréal, où elle entendait constuire le Faubourg Contrecoeur, un projet immobilier de plus de 1800 unités d'habitation dont la valeur a été estimée à 300 millions de dollars.

Mise en place

Sans exposer les détails de l'enquête de l'escouade Marteau, la sergente a expliqué que les recherches policières avaient porté notamment sur le processus d'appel d'offres et les subventions de 15,8 millions de dollars versées à la firme F. Catania pour la construction d'infrastructures ainsi que sur l'attribution du contrat, le coût de la décontamination du sol et la vente du terrain.

En 2004, a-t-elle expliqué, la Société d'habitation et de développement de Montréal (SHDM) a reçu le mandat de construire des habitations sur ce terrain. Elle confie à la firme d'urbanistes-conseil Groupe Gauthier Biancamano Bolduc (GGBB) le soin de planifier l'aménagement des lieux et de préparer l'appel d'offres public pour la réalisation des travaux.

Au début 2005, la firme de génie Groupe Séguin est chargée de l'étude des sols pour estimer les coûts de leur décontamination. Elle s'adjoint les services d'un sous-traitant, LVM-Fondatec, une filiale de la firme d'ingénieurs Dessau.

Dès février 2006, selon la sergente Toupin, un associé de GGBB, Gaétan Biancamano, adresse un courriel à Paolo Catania pour lui assurerqu'il aura les rapports d'experts sur l'état du terrain du Faubourg. L'homme d'affaires aura ainsi accès à de l'information privilégiée aux fins de la préparation de l'appel d'offres, qui sera publié plusieurs mois plus tard.

Un appel de qualifications pour trouver un promoteur est lancé en octobre 2006. Les entreprises n'ont que deux semaines pour soumettre un dossier de candidature. Les projets de Construction F. Catania et de l'entreprise Constructions Marton sont retenus en vue d'un appel d'offres final, qui est publié moins de deux semaines plus tard. Les deux candidats ont trois semaines pour présenter leur proposition à la SHDM.

L'ouverture des soumissions n'est pas faite en public, un processus douteux, souligne la sergente Toupin.

Le 15 décembre 2006, la SHDM arrête son choix sur Construction F. Catania.

Anomalies

Selon Mme Toupin, ce processus est truffé d'anomalies. La firme d'urbanistes GGBB n'a aucune expérience en matière de préparation d'appels d'offres et n'a jamais réalisé de plan d'ensemble pour un projet de cette ampleur.

Les délais de quelques semaines laissés aux candidats lors de l'appel de qualification et de l'appel d'offres public sont aussi anormalement courts pour un projet aussi important, souligne l'enquêteuse.

Le comité de sélection, formé de quatre personnes, qui choisit le projet Catania n'est pas «neutre», ajoute-t-elle. Un des ses membres est avocat et lié au parti Union Montréal. Un autre, comptable de profession, est le représentant accrédité de ce parti, et M. Catania sera un de ses clients. Le président de la firme GGBB, qui a planifié le processus d'appel d'offres, est aussi membre du comité.

Mme Toupin explique que, après enquête, les policiers ont découvert que les membres du comité n'avaient rempli qu'une seule fiche d'évaluation au lieu de quatre fiches chacun. Le comité de sélection n'a pas de secrétaire pour arbitrer les désaccords entre les membres du comité, relativement aux notes attribuées sur chaque critère d'évaluation.

Rencontres

Les stratagèmes ne s'arrêtent pas avec le choix de Construction F. Catania. Dans les mois qui suivent, des ententes sont négociées relativement aux coûts de décontamination du site et de construction des infrastructures municipales.

De janvier à juin 2007, alors que ce processus se poursuit, plusieurs rencontres ont lieu à l'invitation de M. Paolo Catania avec le président de la SHDM, Martial Filion, les présidents des firmes d'ingénieurs Groupe Séguin et LVM-Fondatec, MM. Rosaire Sauriol et Michel Lalonde, et le président de GGBB ainsi qu'un membre du comité de sélection, M. Daniel Gauthier.

Le responsable du financement du parti Union Montréal, M. Bernard Trépanier, un proche de M. Zampino, est aussi présent.

Mme Toupin a été avare de détails sur le rôle précis qu'a joué dans cette affaire l'ex-président du comité exécutif, Frank Zampino, mais elle a souligné que Zampino et Bernard Trépanier étaient en communication constante avec Martial Filion.

En avril et juillet 2007, M. Filion a signé à deux chèques totalisant 5,9 millions à l'ordre de Construction F. Catania sans l'autorisation du conseil d'administration, et alors que la directrice des finances de la SHDM se trouvait en vacances.

***

FAUBOURG CONTRECOEUR



1. Description du site



Propriétaire: Ville de Montréal, jusqu'en 2008


Superficie: 38 hectares (un peu plus grand que le parc Lafontaine)

Situation: Intersection des rues De Contrecoeur et Sherbrooke, arrondissement de Mercier-Hochelaga-Maisonneuve

Projet: 1836 unités d'habitation, dont 1135 à prix modiques

Valeur estimée: 300 millions$




2. Chronologie détaillée de l'affaire du Faubourg Contrecoeur



Novembre 2002

Martial Filion, ex-chef de cabinet du maire Gérald Tremblay, est nommé président de la Société de développement et d'habitation de Montréal (SHDM)



2004


La SHDM reçoit le mandat de construire des logements à coûts modiques admissibles au programme Accès-condo



Décembre 2004


Les urbanistes du Groupe Gauthier Biancamano Bolduc (GGBB) obtiennent un contrat de la SHDM pour la réalisation d'un plan d'aménagement du site Contrecoeur. GGBB doit produire un plan d'affaires et préparer des appels d'offres et de qualification.



3 février 2005


Le Groupe Séguin, devenu Génius, obtient un contrat de caractérisation des sols pour estimer les coûts de décontamination et de construction des infrastructures. Une filiale de Dessau, LVM-Fondatec, est sous-traitant pour l'estimation des coûts.



20 février 2006


Gaétan Biancamano, de GGBB, assure au président de Constructions F. Catania, Paolo Catania, qu'il aura accès à des documents d'experts relativement au terrain Contrecoeur plusieurs mois avant l'appel d'offres.



11 octobre 2006


Publication de l'appel de qualification. Treize entreprises commandent les documents relatifs aux projets, mais seulement cinq déposent leur candidature pour le 25 octobre.



1er novembre 2006


Deux projets se qualifient : ceux de Construction Marton et de Construction F. Catania.



13 novembre 2006


Publication de l'appel d'offres pour les deux entreprises qualifiées. Les soumissions doivent être déposées le 6 décembre.



15 décembre 2006


La proposition de Construction F. Catania est retenue




Janvier-juin 2007


À l'invitation de Paolo Catania, plusieurs acteurs clés de l'affaire se rencontrent à plusieurs reprises au club privé 357c, rue de La Commune, dans le Vieux-Montréal, dont Martial Filion et le responsable du financement du parti Union Montréal, Bernard Tremblay, proche de Frank Zampino.



17 mai 2007


Seconde étude des coûts de décontamination des sols produite par la firme de génie Groupe SM. Les trois scénarios vont de 10 à 21,4 millions de dollars.



28 mai 2007


Signature d'un protocole d'entente entre la SHDM et Construction F. Catania.



21 août 2007


Contrat de prêt de 14,6 millions en faveur de Construction F. Catania pour payer la décontamination estimée par Groupe Séguin et LVM-Fondactec



20 septembre 2007


La Ville de Montréal vend le terrain à la SHDM pour 19,1 millions de dollars.



10 octobre 2007


La SHDM vend le terrain à Construction F. Catania pour 19 millions. La SHDM finance la décontamination, au coût de 14,6 millions.



8 avril 2008


La SHDM fait une avance de prêt de 3 millions à Construction F. Catania pour la construction des infrastructures municipales. En l'absence de la directrice des finances,  qui est en vacances, et sans que le conseil d'administration de la SHDM en soit informé, Martial Filion signe le chèque lui-même.



2 juillet 2008


Frank Zampino, président du comité exécutif de la Ville de Montréal, quitte la politique.



14 juillet 2008


Une entente de financement intervient entre la SHDM et Construction F. Catania pour les travaux d'infrastructure. Filion signe un second chèque à l'ordre du promoteur, toujours pendant les vacances de la directrice des finances et sans l'aval du conseil de la SHDM.



21 août 2008


Constructions F. Catania omet faire le premier paiement en remboursement du prêt de 14,6 millions reçu en août 2007 pour la décontamination des sols.



22 septembre 2008


Le conseil d'administration de la SHDM s'interroge et demande à un avocat d'examiner la situation.



10 octobre 2008


Martial Filion est suspendu avec solde. La Ville de Montréal suspend toutes les transactions financières de la SHDM.



30 octobre 2008


Le conseil de la SHDM mandate la firme KPMG pour examiner le dossier Contrecoeur.



Novembre 2008


La Presse révèle l'affaire du Faubourg Contrecoeur.



3 décembre 2008


Martial Filion est congédié.




16 février 2009


Une étude de la firme Genivar, commandée par la nouvelle direction de la SHDM, estime que la décontamination des terrains aurait dû coûter de 5,9 à 7,1 millions. C'est moins de la moitié du coût de 14,6 millions estimé par Séguin et LVM-Fondatec.



Avril 2009


Le Vérificateur général de la Ville de Montréal recommande de confier le dossier à la police.



Novembre 2009


Nouvellement formée, l'escouade Marteau de la Sûreté du Québec entreprend son enquête.



10 mars 2010


Première perquisition dans les locaux de Construction F. Catania, à Brossard.



17 mai 2012


Arrestation de neuf personnes, dont Frank Zampino, Martial Filion, Bernard Trépanier et Paolo Catania, pour complot, fraude et abus de confiance.



3. Acteurs principaux

ACCUSÉS


Frank Zampino, ex-président du comité exécutif de la Ville de Montréal

Martial Filion, ex-chef de cabinet du maire Gérald Tremblay et ex-président de la SHDM

Bernard Trépanier, responsable du financement du parti Union Montréal

Paolo Catania, homme d'affaires et entrepreneur en construction

Daniel Gauthier, président de la firme d'urbanistes Groupe Gauthier Biancamano Bolduc

Martin Daoust, Construction F. Catania

Pasquale Fedele, Construction F. Catania


André Fortin, Construction F. Catania


Pascal Patrice, Construction F. Catania




NON ACCUSÉS


Michel Lalonde, président de Groupe Séguin (aujourd'hui Génius)

Rosaire Sauriol, vice-président de Dessau et de sa filiale, LVM-Fondatec

Cosmo Maciocia, ex-maire de l'arrondissement de Rivière-des-Prairies-Pointe-aux-Trembles et responsable de l'habitation à la Ville de Montréal