Hier matin, vers 9h30. Je m'apprête à traverser la rue Wellington, au centre-ville d'Ottawa, pour gagner mon bureau de l'Édifice national de la presse afin de rapporter les débats d'une journée de plus dans la vie parlementaire du pays quand j'aperçois le sergent d'armes Kevin Vickers de l'autre côté de la rue.

Vêtu de l'habit noir traditionnel qu'il porte toujours lorsqu'il occupe le siège qui lui est réservé à la Chambre des communes pendant les travaux parlementaires, Kevin Vickers est tout souriant. Il est accompagné de Terry Guillon, le grand responsable de la tribune de la presse parlementaire à Ottawa.

Au beau milieu de la rue, nous nous sommes arrêtés un instant pour échanger quelques mots. Je connais le sergent d'armes depuis quelques années. Nous avons un point en commun: nous sommes tous deux originaires du Nouveau-Brunswick.

«C'est dommage que tu sois un petit gars de Saint-Quentin, toi», m'a-t-il lancé en éclatant de rire.

«Mais une chance que vous êtes un grand Canadien du Nouveau-Brunswick», lui ai-je répondu du tac au tac, chacun reprenant son chemin respectif.

Un grand Canadien du Nouveau-Brunswick. Cette boutade a pris tout son sens hier. Car quelques minutes après notre courte conversation, Kevin Vickers a sauvé la vie de beaucoup de gens en se fiant à ses instincts d'ancien policier de la GRC. C'est lui qui a réussi à éviter qu'un homme armé qui avait fait irruption dans l'édifice du parlement ne perpètre un carnage.

Un grand Canadien qui est désormais un héros national.

Le mercredi, dès 9h, la très grande majorité des députés sont déjà sur la colline parlementaire afin de participer à la réunion de leurs caucus respectifs.

Tous rassemblés

Les députés et sénateurs conservateurs se réunissent dans la pièce 253-C de l'édifice du centre pour discuter des priorités du gouvernement. Les députés néo-démocrates, eux, se rassemblent dans la pièce 253-D, juste en face. Quant à eux, les libéraux sont réunis dans une plus petite salle, dans une autre partie de l'édifice du parlement, au sous-sol.

Hier, les députés discutaient encore des retombées de l'agression contre deux militaires à Saint-Jean-sur-Richelieu par un jeune homme converti à l'islam, et qui s'est radicalisé, quand leur propre quotidien a soudainement basculé.

Un individu avait tiré sur un soldat au Monument commémoratif de guerre, situé à un jet de pierre de la colline. Le soldat a été grièvement blessé (il allait succomber à ses blessures). Quelques minutes plus tard, un individu armé d'un fusil de chasse a fait irruption dans l'édifice du Centre du parlement et a ouvert le feu sur un des gardes de sécurité à l'intérieur. Il s'est ensuite dirigé dans le couloir qui mène vers la bibliothèque du Parlement, mais n'a pas jeté un coup d'oeil derrière les portes closes où étaient réunis les députés conservateurs et les troupes néo-démocrates.

Après le premier coup de feu, certains députés croyaient qu'il s'agissait du bruit provoqué par le dynamitage auquel donnent lieu les immenses travaux de rénovation en cours sur la Colline du Parlement. Mais des dizaines de coups de feu ont ensuite retenti, causant un bruit assourdissant dans tous les couloirs du parlement. Un journaliste du quotidien The Globe and Mail, Josh Wingrove, qui se trouvait sur les lieux afin d'interroger les députés avant le début de leur réunion, a pu filmer la scène de la fusillade d'assez près.

Alerte et gardant son sang-froid, le sergent d'armes Kevin Vickers, un ancien haut gradé de la Gendarmerie royale du Canada, a saisi l'arme qui se trouve dans son bureau pour abattre le tireur fou, près de la bibliothèque. Sans son intervention rapide, l'individu armé aurait pu faire de nombreuses victimes.

État d'urgence

L'état d'urgence a été décrété. Tous les députés ont reçu l'ordre de rester barricadés dans les salles ou les bureaux où ils se trouvaient jusqu'à nouvel ordre et de verrouiller les portes. Dans la salle de réunion du NPD, des gardes de sécurité ont enjoint aux députés de se cacher sous les tables par précaution. Dans la salle de réunion des conservateurs, les députés ont empilé des chaises vertes pour empêcher qu'on ouvre les portes de la salle. Plusieurs députés de tous les partis ont utilisé leur compte Twitter pour informer leurs proches et les Canadiens de la situation.

Dès lors, une alerte a été lancée à toutes les forces de l'ordre d'Ottawa. Des dizaines de voitures de police de la Gendarmerie royale et de la Police d'Ottawa ont rapidement convergé sur la colline parlementaire. Les policiers ont hurlé à tous ceux qui se trouvaient dans les parages de quitter immédiatement les lieux. Affolés, certains ont pris leurs jambes à leur cou. La circulation au centre-ville a été interdite. Tous les édifices fédéraux d'Ottawa et de Gatineau ont été fermés. Les employés de tout le centre-ville et de Gatineau ont été confinés à leurs bureaux. Les instructions étaient très claires: un ou des tireurs étaient toujours recherchés par les forces policières. Et ils pourraient faire d'autres victimes.

Le chaos s'est installé. La panique a gagné tout le centre-ville. Et le monde entier a eu les yeux rivés sur la capitale fédérale.

Tandis que mon collègue Hugo de Grandpré recueillait les témoignages des gens près du Château Laurier, j'étais confiné à mon bureau du 7e étage de l'Édifice national de la presse avec mon collègue William Leclerc depuis 10h30. On nous avait formellement interdit de sortir du bureau ou de jeter un coup d'oeil furtif par la fenêtre.

La vidéo du collègue Josh Wingrove, un jeune gaillard portant des lunettes carrées, illustre de manière saisissante cette attaque contre le coeur de la démocratie canadienne. Jamais une telle scène ne s'était produite dans le passé, malgré les menaces proférées par les Oussama ben Laden de ce monde contre le Canada, qui a envoyé des troupes en Afghanistan et qui vient d'envoyer six avions de chasse participer aux frappes aériennes en Irak contre des cibles du groupe armé État islamique. Mais ce jour est finalement arrivé, le 22 octobre 2014, peu après 10h.