Le nombre de demandes d’asile va probablement dépasser la marque des 65 000, au Québec, en 2023. Encore une année record.

Les demandeurs d’asile sont donc plus nombreux, dans un contexte où les Québécois s’intéressent moins à leur sort depuis la fermeture du chemin Roxham. Ce n’est plus un sujet de chicane entre le gouvernement Legault et le gouvernement Trudeau. Mais ils sont bien là, en grand nombre, aux prises de surcroît avec une crise du logement.

Kicha Estimé a ouvert sa porte à plus de 200 d’entre eux, depuis janvier. Des hommes, des femmes, des enfants. « Je suis une mère Teresa ! lance-t-elle à La Presse en riant. Aider les gens, c’est ma passion. Je vais faire ça jusqu’à ce que je meure. »

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Kicha Estimé (en rouge) prend le temps de parler avec ses pensionnaires. Au premier plan, Christian Mmaduabuchi se prépare des pâtes sauce tomate.

Le centre d’hébergement La Traverse, qu’elle a fondé en mars 2020, sans aucune aide gouvernementale, occupe les locaux de l’ancien presbytère de l’église Sainte-Gertrude, à Montréal-Nord. Une grande maison de deux étages. Cuisine, salon, salle à manger au rez-de-chaussée. Dix chambres à l’étage. On y entre discrètement par la porte de côté.

Comme une bande de colocataires

En ce mercredi matin, plusieurs « pensionnaires » s’activent dans la cuisine. Yannick Ndayimirige passe la vadrouille. Christian Mmaduabuchi se prépare des pâtes sauce tomate. Bah Kadiatou boit son thé. On dirait une bande de colocataires dans la vingtaine.

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Yannick Ndayimirige, hébergé au centre La Traverse, passe la vadrouille.

« Je suis venue ici à l’église demander s’il y avait de la place pour que je puisse faire un hébergement », explique Kicha Estimé, dans le salon de son centre, où trône un joli sapin de Noël. En 2019, enceinte de son troisième garçon, cette femme énergique de 43 ans a décidé de quitter l’emploi d’agente correctionnelle qu’elle occupait au centre de surveillance de l’immigration de Laval pour faire ce qu’elle aime dans la vie, « aider les gens ».

Le loyer qu’elle verse au diocèse de Montréal est de 6000 $ par mois.

Pour arriver, en plus des dons, elle demande une contribution à ses hôtes, dès qu’ils ont droit à l’aide sociale : 400 $ par mois pour les personnes seules, 590 $ pour les familles. Ça suffit tout juste à payer les factures. Kicha Estimé ne se verse pas de salaire, dit-elle.

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Kicha Estimé a fondé le centre d’hébergement La Traverse.

Si je n’avais pas le soutien de ma famille, je ne pense pas que je pourrais tenir le coup.

Kicha Estimé, fondatrice du centre d’hébergement La Traverse

Sa petite équipe comprend huit bénévoles, en partie des membres de sa famille.

Tout le monde ici collabore aux tâches : accueil, traduction, ménage, lavage, etc. Des feuilles collées aux murs rappellent les consignes. Pas le droit de manger ou de boire de l’alcool dans les chambres. Réunions toutes les semaines pour s’assurer du bon fonctionnement de la maison.

La cuisine est communautaire. Les gens préparent eux-mêmes leurs repas, matin, midi, soir. Ils achètent des aliments à l’épicerie quand ils le peuvent. Sinon, ils comptent sur les dons de nourriture. « On ne fait pas affaire avec Moisson Montréal, mais des entreprises nous apportent des saucisses, un peu de tout », précise Mme Kicha, comme on l’appelle ici.

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Deux demandeurs d’asile du Rwanda partagent l’une des dix chambres du centre La Traverse, à Montréal-Nord.

Le centre La Traverse peut accueillir 27 personnes en tout. Des demandeurs d’asile venus du Mexique, d’Haïti, de pays africains, comme le Rwanda, le Nigeria, le Burundi ou la Guinée, qui restent en moyenne trois mois.

« Quand j’ai ouvert, c’était très difficile, rappelle Mme Estimé. J’ai tout fait toute seule avec mon conjoint, puis mes enfants, ma famille. Ça a commencé petit à petit. Maintenant, on a des partenariats avec l’hôpital Sainte-Justine, le CLSC de Montréal-Nord, le PRAIDA (Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile). Maintenant, ce n’est plus moi qui les appelle pour leur offrir des places. Ils viennent vers moi. »

« On me torturait »

La plupart des gens qu’elle accueille ont demandé l’asile à leur arrivée à l’aéroport Montréal-Trudeau. Mais pas tous. Bah Kadiatou, elle, a attendu quelques jours avant de déposer sa demande. « Je ne savais pas qu’on pouvait demander l’asile à l’aéroport », explique-t-elle.

La Guinéenne de 29 ans, enceinte de six mois, veut raconter son histoire.

« On va dans le salon ? », demande-t-elle, en pantalon de pyjama, un kangourou sur le dos.

Au Québec depuis le 29 août, Bah Kadiatou a fui son pays, en laissant derrière elle sa fille de 2 ans, « cachée » chez sa mère. « Ma belle-mère voulait que mon mari épouse une de ses cousines, raconte-t-elle, en nous montrant des photos sur son téléphone cellulaire. Là-bas en Afrique, chez nous, c’est la maman qui dirige. Même si j’ai porté plainte, ça n’a pas abouti. Ils m’ont dit : “C’est la famille qui va régler.” »

Un de ses amis lui a conseillé de partir au Canada. « Il m’a dit : “Là-bas, ils vont te protéger.” J’ai dit : “Comment je vais faire ?” Il m’a dit : “Je vais me renseigner.” »

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Au Québec depuis le 29 août, Bah Kadiatou a fui la Guinée pour demander la protection au Canada, en laissant derrière elle sa fille de 2 ans.

J’ai vendu des objets, mes habits. On me torturait, en fait. Je ne savais pas où aller. Même si tu te caches là-bas, ils vont aller te chercher et tu vas finir mal.

Bah Kadiatou, qui a été accueillie au centre d’hébergement La Traverse

À son arrivée à Montréal, Bah Kadiatou, qui a un diplôme universitaire en sociologie des organisations, a trouvé refuge chez un étudiant guinéen avec qui elle avait été mise en contact. Mais, au bout de quelques mois, cet étudiant lui a dit de s’en aller. Seule, enceinte et sans permis de travail, elle a été dirigée vers le centre d’hébergement La Traverse, où Kicha Estimé l’a accueillie.

« Quand tu vas dans un endroit que tu ne connais pas, c’est compliqué, explique-t-elle, en larmes. Tu vis du stress. Je pense à ma fille. Est-ce qu’ils vont trouver ma fille ? C’est ce que je ne veux pas. Je veux que ma fille vienne me rejoindre ici, mais je n’ai pas les moyens de la faire venir ici. Quand j’appelle ma maman, ma fille me demande toujours où je suis, pourquoi je ne suis pas là. Je veux qu’elle vienne, si j’ai la possibilité. »

Kicha Estimé l’a rassurée. « Mme Kicha est gentille avec moi. Elle m’a dit de ne pas stresser, chaque chose en son temps. Elle m’a consolée. »

Bah pourra rester au centre après la naissance de son bébé, prévue au début de février. Jusqu’à ce qu’elle puisse voler de ses propres ailes et qu’elle cède la place à d’autres réfugiés qui frapperont à la porte de La Traverse.