À un mois de la légalisation de la consommation de cannabis, la Cour du Québec qualifie de « déficient et déraisonnable » le protocole de la Sûreté du Québec pour évaluer les conducteurs qui ont pris le volant sous l'effet du pot.

Tout en rejetant la preuve contre une automobiliste qui avait une démarche chancelante et une conduite instable sur l'autoroute 15 à Laval, le juge Serge Cimon ne mâche pas ses mots pour inciter le corps policier à améliorer ses façons de faire. « La société a tout intérêt à ce que les routes soient exemptes de conducteurs ayant les facultés affaiblies par la drogue [...]. Toutefois, le public a également intérêt à ce que le fonctionnement du système de justice demeure irréprochable au regard des individus accusés », écrit-il dans sa décision rendue mardi au palais de justice de Laval, menant à l'acquittement de la conductrice. 

C'est le même juge Cimon qui avait rendu en 2016 un jugement dévastateur à l'égard des radars photo, qu'il avait qualifiés de « vaches à lait utilisées pour générer des revenus » et dont il avait invalidé les mécanismes d'attestation.

Dans son jugement de mardi, le magistrat s'en prend cette fois-ci à la façon dont la Sûreté du Québec déploie sur son territoire ses « agents évaluateurs en reconnaissance de drogues » (AERD), les seuls policiers dûment formés et accrédités pour déterminer si un suspect doit fournir ou non un échantillon de sang ou d'urine prouvant ultimement sa culpabilité. Le juge estime que leur répartition « déficiente » à Laval et sur la couronne nord de Montréal crée des « délais inutiles », « prolonge la détention » des accusés et « risque de compromettre la qualité des analyses » d'urine ou de sang faites auprès des conducteurs pris avec les facultés affaiblies par le cannabis. 

L'affaire qui a mené au jugement remonte à la nuit du 9 mai 2016, lorsqu'un agent de la SQ reçoit un appel concernant un Toyota RAV4 qui circule sur l'autoroute 15 Nord, tous feux éteints, et louvoie dans les quatre voies de circulation « de telle sorte que les autres usagers de la route doivent se tasser pour éviter une collision ». Le policier qui l'intercepte constate que sa conductrice, Julia Nguyen, n'a pas les yeux rouges, mais a une démarche « très chancelante » et est « désorientée géographiquement puisqu'elle lui mentionne être partie de l'Université Concordia pour se rendre à Châteauguay » alors qu'elle se trouve en fait à Laval. L'agent trouve du cannabis et une pipe rose dans ses poches. 

Protocole « irrationnel » 

Le policier décide alors de faire évaluer la conductrice par un AERD. Mais comme aucun d'eux n'est disponible sur place à Laval, l'agent doit se rendre « à très bonne vitesse » avec la conductrice au poste de police de Joliette, à 80 km de là, afin de s'assurer que l'évaluation sera réalisée dans les temps requis par la loi. Finalement, la conductrice a « subi une détention prolongée » qui s'est étalée de 2 h 50 à 7 h 15. « La Sûreté du Québec, un corps policier national, en déployant ainsi ses AERD, crée des délais inutiles », ce qui « fait en sorte de prolonger la détention de l'accusée », déplore le juge Cimon. 

Qualifiant d'« irrationnel » le protocole mis sur pied par la SQ, il ajoute que les corps policiers municipaux de Saint-Eustache, de Saint-Jérôme, de Repentigny, de L'Assomption, de Blainville et de Deux-Montagnes comptent tous des AERD certifiés au sein de leurs effectifs, mais que la SQ n'a jamais cherché à savoir s'ils étaient disponibles. « Ce n'est que pour un motif de commodité administrative que les policiers ont agi comme il l'ont fait », écrit le juge.

« Le respect aveugle du protocole entraîne des résultats absurdes et totalement déraisonnables pour la protection de la société, et ce, surtout lorsqu'on tient compte du fléau que représente la conduite d'un véhicule avec les capacités affaiblies par l'alcool ou la drogue. » - Extrait du jugement 

La Sûreté du Québec a refusé hier de commenter la décision, évoquant la possibilité qu'elle soit portée en appel. La porte-parole Joyce Kemp assure cependant que « la situation des AERD a évolué depuis 2016. Il y a plus d'agents évaluateurs qu'à l'époque et les formations se poursuivent », a-t-elle indiqué. 

L'avocat qui a défendu la conductrice, Me Philippe Legault, dit « espérer que la décision fera évoluer le travail des policiers tout en s'assurant que le public en tire son compte ». « La question plus fondamentale, c'est de s'assurer que les services de police respectent les droits garantis par la Charte. Ce sont des droits fondamentaux, ce n'est pas rien », a-t-il commenté. 

Formés par des comédiens

Au Québec en particulier, les AERD sont dans la ligne de mire de plusieurs avocats criminalistes, qui cherchent à contester la légitimité du cursus particulier offert par l'École nationale de police du Québec. Car pour éviter d'envoyer des traducteurs francophones dans les écoles américaines où les policiers sont formés en évaluant de véritables suspects drogués, les policiers québécois peuvent réaliser une partie de leur entraînement d'AERD avec des comédiens qui font semblant d'être sous l'effet du cannabis ou d'autres drogues. 

« C'est une situation absurde, unique au Québec. Le comédien ne peut pas feindre que ses pupilles sont dilatées ou que sa tension est basse. Le jour où un juge va dire que c'est ridicule et que ça n'a pas de bon sens, le programme d'évaluation des drogues au Québec va battre de l'aile », affirme Steven Maxwell, ancien agent évaluateur de la police provinciale de l'Ontario qui est devenu témoin expert pour les questions de conduite avec facultés affaiblies devant les tribunaux québécois. 

L'avocat criminaliste Mike Junior Boudreau, habitué des causes de conduite avec des facultés affaiblies, croit pour sa part que le jugement témoigne d'un « manque flagrant d'organisation de la part d'un des plus grands corps de police en Amérique du Nord ». « C'est très inquiétant, et tout le monde écope parce qu'en plus d'affecter le droit des personnes arrêtées et mises en détention de façon injuste, la population en paie le prix, parce que ça mène à des arrêts des procédures. C'est un cas d'espèce qui permettra probablement au corps de police de s'améliorer et d'affecter les ressources nécessaires pour enrayer la conduite sous l'effet de la drogue. »