Un francophone de l'Alberta vient d'ouvrir une brèche qui pourrait provoquer une véritable révolution linguistique dans les provinces de l'Ouest canadien. Dans un jugement qualifié d'«historique», un tribunal a déclaré la semaine dernière que la contravention de 54$ que Gilles Caron a reçue brime ses droits.

La décision a une portée qui dépasse largement une simple infraction au Code de la sécurité routière, affirme l'avocat qui a plaidé la cause, Rupert Baudais, joint à Regina. Car, pour la première fois, on reconnaît le statut constitutionnel du français en Alberta, en Saskatchewan et dans les Territoires du Nord-Ouest. À terme, cela pourrait forcer ces gouvernements à traduire toutes leurs lois et permettre aux citoyens de s'adresser aux tribunaux en français.

Tout a commencé en 2003 lorsque le camionneur, originaire du Québec, a été mis à l'amende pour un virage à gauche illégal à Edmonton. M. Caron s'est adressé à la Cour pour faire invalider la contravention. Son objectif était, en fait, de contester une loi datant de 1988 qui prive les francophones du droit à un procès dans leur langue.

Pour appuyer les revendications de son client, Me Baudais a fait appel à des historiens. En 1870, un vaste territoire appelé la Terre de Rupert a été cédé par la Couronne britannique au Canada. Cette étendue, qui couvre aujourd'hui l'Alberta, la Saskatchewan, le Manitoba et les Territoires du Nord-Ouest, était surtout habitée par des Métis parlant français. Or, des documents d'archives démontrent que ceux-ci ont posé une condition capitale avant d'adhérer à la Confédération : la garantie qu'il pourraient conserver leur langue.

«Puisque ce sont des garanties constitutionnelles qui font partie du transfert de ce territoire au Canada, elles font partie de la Constitution du Canada», explique Me Baudais.

Droits brimés

Après cinq ans de procédure, la Cour provinciale de l'Alberta lui donne raison. Dans une décision d'une centaine de pages rendue mercredi dernier, le juge L. J. Wenden a annulé l'amende du camionneur. L'article de loi invoqué par la poursuite a été déclaré inopérant parce qu'il n'est pas traduit en français. Les droits linguistiques de M. Caron ont donc été brimés.

MM. Caron et Baudais sont prêts à porter l'affaire en Cour suprême si le gouvernement albertain décide d'interjeter appel de la décision. Et si le plus haut tribunal du pays tranche en leur faveur, deux provinces et un territoire pourraient être forcés de réécrire leur politique linguistique. Car des quatre provinces et territoire nés de l'ancienne Terre de Rupert, seul le Manitoba est officiellement bilingue.

La décision a été saluée comme une grande victoire par les 68 000 francophones qui vivent en Alberta. Car si la province finance des garderies, des écoles et un centre de santé francophones, cela dépend du bon vouloir des politiciens au pouvoir, et non d'une obligation légale. Il y a une vingtaine d'années, l'ancien premier ministre Don Getty a d'ailleurs déclaré que les Albertains croyaient au bilinguisme par choix, et non par loi. «On a la réputation d'être une province unilingue, antifrancophone à la limite, parce qu'on a des lois qui affirment qu'on est une province unilingue anglophone», constate le directeur de l'Association canadienne-française de l'Alberta, Denis Perreaux.

«Historique»

Au bureau du Commissaire aux langues officielles, Graham Fraser, on qualifie la décision d'«historique», car la portée du jugement va bien au-delà des frontières de l'Alberta.

Même son de cloche à la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada. Sa présidente, Lise Routhier-Boudreau, estime que la décision incitera tous les gouvernements provinciaux à offrir davantage de services en français, ne serait-ce que par crainte d'être traînés devant les tribunaux.

«C'est un jugement qui réitère et qui démontre clairement qu'il y a dans ce pays des droits linguistiques qui doivent être respectés.»