Ils sortent nus de la pénombre suffocante du sauna, les corps fumants ils avancent d'un pas décidé sur le ponton menant à un trou dans la glace qui recouvre la mer Baltique et ils s'immergent. Lorsqu'ils ressortent, ils ont la tête dans les nuages, ils savourent une «drogue légale». «On se sent bien... et c'est légal !», lâche Jussi, assis nu sur un banc en extérieur après son bain frigorifique, en contemplant le soleil couchant.

A la Suomen Saunaseura (Société finlandaise du sauna) d'Helsinki, on pratique entre privilégiés triés sur le volet le sauna le plus traditionnel. C'est aujourd'hui le plus élitiste même s'il y règne un strict égalitarisme entre des personnes qui se sont dévêtues du moindre de leur vêtement, mais également de leur déguisement social. Ainsi il y a quelques années, le président Martti Ahtisaari devenu par la suite prix Nobel de la Paix est abordé par un homme tout aussi nu et suant que lui et qui l'interpelle par «un monsieur le président» répété. L'intéressé ne réagit pas jusqu'à ce que soudain, l'air surpris, il se tourne vers l'importun et lui dise «C'est à moi que vous vous adressez ? Enchanté je m'appelle Martti». Cette anecdote illustre parfaitement l'état d'esprit qui règne à la Suomen Saunaseura, estime en la racontant son grand manitou Seppo Pukkila. Car Seppo est plus que le président, le propriétaire ou le gérant de ce club très privé auquel on n'adhère que sur un double parrainage. Il y est le responsable de la température.

C'est lui qui, six matins par semaine, remplit les fours de montagnes de bois afin que, cinq heures après, les cinq saunas soient à température: 60°C-80°C pour les deux conventionnels à cheminée, 80°C-120°C pour les deux originaux à fumée (sans cheminée d'évacuation) et 120°C-150°C pour celui, toujours à fumée, mais réservé aux mieux initiés. Il y a bien un sixième sauna, mais il est électrique et peu fréquenté. La renommée de la Suomen Saunaseura est internationale et Seppo se souvient avec délectation d'une visite du président américain George Bush: «son garde du corps avait été obligé de descendre dans l'eau gelée le premier pour vérifier que personne ne se cachait sous la glace». C'est en hiver que les plus fanatiques préfèrent la Suomen Saunaseura car c'est là que l'on profite le mieux du choc thermique de l'eau maintenue à la limite du gel. «Une fois, j'ai amené un Mexicain. Il avait très peur d'entrer dans l'eau, mais ensuite il s'est mis à répéter «je suis Superman» et il a commencé à faire des pompes», se souvient Jussi. Dans l'odeur légèrement âcre du sauna tout en bois sombre, au plafond bas recouvert de suie et éclairé par une lumière blafarde de printemps qui pénètre par l'étroite lucarne, le corps exsude tout ce qu'il peut. «L'eau glacée, ça a l'air d'une idée folle, mais... il faut cesser de réfléchir et le faire. Je vais te montrer», dit alors Jussi.

Et le néophyte se prend à croire qu'il pourra aisément suivre son conseil. Seulement, il y a ce ponton. L'habitué y voit la promesse d'un moment de bonheur, le débutant un long chemin de croix avant un supplice glacial dont il a de plus en plus de mal à croire qu'il en tirera un plaisir quelconque. «Elle est chaude là, elle est à +2°C !», lance Seppo goguenard. Après un gros effort de volonté et quelques secondes d'ablution, les jambes flageolantes et la tête qui tourne, on regagne le bâtiment. Dans la salle de repos règne un silence comparable à celui d'une salle d'attente de dentiste: quelques mots chuchotés, le chuintement collant des pages de magazines. Parfois le bruit d'une fourchette déposée sur une assiette et le crépitement d'un feu de bois. «Nous ne parlons pas de politique, ni de sexe, ni de religion, ni d'affaires», explique Alex, étudiant de 24 ans «accro». Pour lui, «le meilleur moment, c'est quand on sort de l'eau: on plane».