Alex Brute m'attendait sur le quai de Grand-Bourg lorsque j'ai débarqué de L'express des îles, après une heure de traversée houleuse à partir de Pointe-à-Pitre. J'ai cru qu'il était en retard, car contrairement à ses confrères qui attendaient d'autres voyageurs, il ne brandissait pas de pancarte portant mon nom. Nonchalamment appuyé contre sa fourgonnette, il devisait tranquillement avec des connaissances en attendant que je le trouve. Ce qui n'est pas une entreprise bien difficile, car tout le monde connaît Alex Brute à Marie-Galante. Il y conduit un taxi depuis 40 ans et il ne lâche son volant que pour tenir les rênes du char à boeufs, sur lequel il emmène les mariés à l'autel lorsqu'on célèbre un mariage traditionnel dans l'île.

Son klaxon ne chôme pas pendant que nous traversons Grand-Bourg. C'est sa façon de saluer une connaissance qui traverse la rue ou telle amie qui revient du marché couvert. On dirait qu'il connaît intimement chacun des 12 000 habitants de l'île. «Bien sûr que je les connais tous! s'exclame-t-il lorsqu'on lui pose la question. Si tu débarques du bateau et que tu me dis que tu veux voir un Noël, un Lincertin ou un Bastareaud, mais que tu n'as pas leur adresse, ce n'est pas un problème. Je connais tous les Noël qui habitent à Saint-Louis ou à Vieux-Fort, tous les Bastareaud et les Lincertin qui vivent à Saint-Louis ou à Capesterre.»

Il connaît aussi tous les arbres de la petite île de 158 km2. «Tiens, ça, c'est un tamarinier! dit-il. Si tu es tendu, on s'arrête et je te prépare une tisane avec les feuilles.» Je n'étais pas tendu. Il a semblé déçu. «Tu n'as pas les mains sales, non? Parce que ça, c'est un sapotier. Tu mouilles un peu les feuilles et ça donne une mousse qui décrasse mieux que le savon...» Et plus loin: «Tu veux te débarrasser de ta femme ou de ton patron? Alors, tu leur donnes à manger les fruits jaunes de cet arbre-là et on n'en parle plus!» Cet «arbre-là», c'est un mancenillier, variété omniprésente dans les îles de la Guadeloupe. Ses fruits sont vénéneux et il faut éviter de s'abriter sous son feuillage en cas de pluie, car l'eau imprégnée de sève cause de graves brûlures. Le danger est signalé par un anneau rouge peint sur le tronc.

Alex Brute m'a fait faire le tour de la «galette», surnom que Marie-Galante doit à sa forme ronde et son relief plutôt plat. Quelques minutes après avoir quitté Grand-Bourg, nous avons fait un premier arrêt à la distillerie Poisson, où l'on produit le rhum Père Labat, qui accuse jusqu'à 59% de teneur en alcool. «Prends un pété-pied, ça va te nettoyer le système», m'a-t-il conseillé. En créole, le terme «pété-pied» désigne un punch si explosif qu'on se met à trépigner sur place à la première gorgée. J'ai décliné l'invitation.

Nous avons repris la route vers les falaises du Nord. Là, à la pointe de l'île, un petit chemin de terre permet d'accéder à un point de vue juché au sommet des falaises d'où on peut admirer Gueule-Grand-Gouffre, une cinquantaine de mètres plus bas: c'est une grande arche de roc façonnée par les vagues écumantes qui s'engouffrent dans l'ouverture. En début d'après-midi, nous sommes arrivés à Capesterre, où nous avions presque bouclé le tour de l'île. En chemin, mon chauffeur m'avait rapidement fait découvrir Saint-Louis et Vieux-Fort, deux bourgs alanguis au soleil des tropiques. Au passage, il m'avait signalé quelques maisons rurales traditionnelles aux murs de gaulette tressée et au toit de chaume de canne: ces mêmes matériaux employés pour construire les cases des esclaves des plantations. Il avait attiré mon attention sur la Barre, faille géologique qui trace la frontière entre le Nord et le Sud dans l'île. Lorsqu'on vient du Nord, elle se présente sous la forme d'une petite falaise. Nous avions fait un arrêt au moulin de Bézard, un des 76 anciens moulins à canne qui se dressent encore sur Marie-Galante. Nous nous étions arrêtés sur quelques belles plages. Celle de Moustique, ainsi nommée parce que les yens-yens, ces moucherons aussi féroces que minuscules, s'y ruent sur les baigneurs attardés en fin d'après-midi. Mais surtout celle de la Feuillère, à Capesterre, qui est une des plus belles des îles de la Guadeloupe, et son prolongement, la plage de Touloulou, avec son restaurant et sa boîte de nuit où les touristes venus pour le week-end viennent s'éclater en dansant le zouk.

En fin d'après-midi, j'ai repris L'express des îles pour Pointe-à-Pitre, en compagnie des touristes et de quelques Guadeloupéens venus traiter des affaires à Marie-Galante. Alex Brute m'a lancé un regard de commisération. «Tu retournes chez les gens stressés et dans le trafic!» Car, pour les habitants de la «galette», le rythme de vie en Guadeloupe est si trépidant qu'il ne peut que prédisposer aux maladies cardiovasculaires et à d'autres maux de nos temps modernes.

Les frais de ce reportage ont été payés par le Comité du tourisme des îles de la Guadeloupe.