Le centre-ville de Bamako est génial. Il est situé quelque part entre l'enfer et la Chine. Un mélange de vendeurs de vrais têtes de singe, de fausses montres Seiko et de patentes en plastique, les uns par-dessus les autres, dans un gros trou de boue.

Je roulais justement à vélo dans une rue du centre-ville de Bamako quand un militaire s'est jeté devant ma bicyclette.

«Arrêtez!»

J'ai freiné de mon mieux, en essayant de ne pas échapper la caméra avec laquelle je filmais une scène pour le tome 3 de La frousse autour du monde (oui, il y aura de la vidéo dedans!). Peine perdue, j'ai foncé dans le soldat.

Pas content, le monsieur. Il m'a empoigné par le collet et m'a amené devant son supérieur, tapi derrière un buisson en compagnie de trois autres soldats. En nous voyant apparaître, le chef a déposé sa tasse de thé en grommelant. Puis, il a ajusté ses verres fumés, au ralenti, à la manière d'Horatio, l'insupportable rouquin de CSI Miami... Un geste qui se voulait sans doute intimidant? Ha! C'était du Grand Guignol, digne d'un western spaghetti.

«Qu'est-ce qui se passe ici?

Le toubab roulait à contresens, chef.

Ah bon!»

Sans se lever, le chef m'a tendu la main.

«Comment t'appelles-tu, mon ami?»

Je n'avais pas du tout envie de jouer la comédie. Je savais qu'il allait tenter de m'extorquer. Alors, sans attendre, je lui ai demandé si on pouvait régler le problème rapidement: j'avais loué la bicyclette et je devais la rendre dans 30 minutes.

Il s'est fâché.

«Pardon? Tu commets une infraction et tu me dis que tu es pressé? Je suis insulté!»

Il en remettait.

«Vous, vous n'avez pas de lois à respecter en France, les Français?»

J'ai sauté sur l'occasion pour raconter n'importe quoi.

«Je ne suis pas français, chef, je viens du Québec et, euh, on doit mal se comprendre, parce que, euh, les mots ne sont pas les mêmes chez nous... Tsé-veux-dzire?»

Ouh, c'était mince! Je retiens mon souffle. Le chef poursuit.

«Alors, monsieur Bruno du Canada qui est pressé, on peut t'amener au poste. Mais c'est long. Tu comprends?

Oui, monsieur.

Et le montant de l'amende est seulement de... 12 500 CFA.»

Seulement 25 dollars? Pas de problème. Ça vaut mieux que la prison ou les coups de bâton... J'ai craint, pendant un instant, que ça ne dégénère! J'avais deux billets de 10 000 CFA en poche. Mais il me fallait négocier pour ne pas perdre complètement la face. C'est con, je sais, mais c'est un truc de gars, mesdames, inscrit dans les gènes et difficile à supprimer.

«Chef, je peux vous donner 10 000 immédiatement. Parce que j'ai seulement 10 000 sur moi.»

Le chef fait semblant d'hésiter... Puis, tout sourire, il me tend la main une seconde fois, pour une autre raison.

«D'accord!»

Maintenant, abracadabra... Je fouille dans ma poche. Merde! Les deux billets sont roulés ensemble. Et la main tendue devant moi s'impatiente. Je pointe en direction de ma bicyclette et j'improvise.

«Euh... Combien ça vaut un vélo comme ça, ici?»

Ils tournent tous la tête pour jeter un coup d'oeil sur la bécane appuyée au mur, juste assez longtemps pour que je réussisse à libérer un seul billet.

«Bof... 40 000!» me répond le Chef.

Je lui tends mon 10 000.

«Voilà!»

Je souffle. Je me dirige vers la bicyclette. Un soldat me bloque le chemin.

«Hé ho! Il manque 30 000!

Pardon?

Tu veux ravoir le vélo ou non? C'est 40 000, le chef vient de te le dire!»

Les militaires m'entourent. Je rougis. Quelle bêtise j'ai encore faite! Ne JAMAIS brouiller les pistes, Bruno! C'est une bonne vieille leçon de voyage! Un classique! C'est comme au restaurant quand tu demandes au serveur inexpérimenté s'il est possible, avec le steak, de remplacer les frites par du riz et des légumes.

«Pas de frites?

Non. Juste du riz avec des légumes.»

Il y a alors 50% de chances que tu reçoives une assiette de riz aux légumes.

«Il est où, le steak?

Quel steak?»

J'abandonne. Ce sera «bye bye bicyclette»... Elle me coûtera sans doute le double du prix, à la boutique de location. Tant pis. Ça me fera un sujet de chronique. Et je facturerai la somme aux Éditions La Presse... Après tout, c'était dans le cadre d'un tournage pour La frousse! Pouvez-vous m'émettre un reçu, monsieur le militaire? Me voyant abattu, les soldats éclatent de rire. Le chef me tape dans le dos.

«Mais non. C'est une blague, l'ami! Allez, disparais!»

Je rentre à l'hôtel, un peu énervé, et je raconte ma mésaventure à la gentille barmaid, croyant recevoir un appui. Surprise!

«De quoi te plains-tu, Bruno? Il a bien fait, le gendarme. Tu as commis une imprudence, et tu aurais pu avoir un grave accident. Pour 10 000 CFA? Pff! C'est rien, ça, pour toi!

Vu sous cet angle... T'as peut-être raison, Fatmata.

Je sais. Qu'est-ce que tu bois?

Café. Noir. Long. Sans sucre. Chaud.»

Photo: Bruno Blanchet, collaboration spéciale

Le Petit Prince, version malienne