Tout le monde à Medellín vous recommande de venir pour la Feria de las Flores, ou fête des fleurs, au début du mois d'août.

Mais il existe aussi une autre Feria ici, célébrée trois mois par année, peut-être moins jolie, mais tout aussi colorée : la Feria Taurina.Que nous connaissons mieux, chez nous, sous le nom de corrida.

Moi, je n'ai jamais vu ça, une corrida. Jamais voulu voir ça non plus ! Mais, j'ignore pourquoi, je la sens bien, celle-là... Lorsque j'ai aperçu l'affiche rouge et or en ville, j'ai eu un petit feeling.

Une corrida à Medellín. Hum...

Ça se place bien dans une conversation.

***

Le prix des billets est déterminé selon la hauteur du siège et son exposition au soleil. C'est plus cher à l'ombre et près de l'arène. J'achète une paire de billets, en disant à la caissière que je me ferai bien un ami cette semaine, qui parlera un peu l'anglais et qui pourra m'expliquer ce qui se passe. La caissière a une idée.

«Ma cousine pourrait t'accompagner ! Elle parle anglais, et je suis certaine qu'elle aimerait ça.

- Bonne idée !»

Le jour de la corrida, je rencontre Gloria à la station de métro. Elle était exactement comme elle s'était décrite au téléphone. Petite, brune et timide.

Dix minutes de marche plus tard, un groupe de manifestants nous attendaient devant le stade, avec des pancartes.

«Qu'est-il écrit sur les pancartes, Gloria ?

- Je crois que c'est "Muerto".»

Muerto ? C'est la Mort... Quand nous sommes passés devant eux, ils se sont mis à crier :

«Assassins ! Assassins ! Assassins !»

Gloria est devenue rouge comme la nappe d'un toréador. J'étais moi-même très mal, pas besoin de vous le préciser. Moi, l'innocent qui croyait que le taureau gagnait, des fois...

Bien fait pour ma gueule.

Nous avons ensuite traversé un grand espace vert où était érigée une scène pour la Remate, la fiesta traditionnelle après la corrida.

«Sais-tu danser, Bruno ?

- Bien sûr, Gloria !»

Menteur...

Nous rejoignons nos sièges.

15 h 59. Des trompettes retentissent. D'abord, l'hymne national de la province. Puis l'hymne national du pays. Rien que de les entendre chantés par une foule en liesse valait le déplacement.

Ce qui m'a rappelé un beau moment de télé, lors des Jeux olympiques d'été de Séoul, quand un nageur du Suriname avait remporté une médaille d'or à la natation... Juste avant la remise des médailles, l'analyste, Pierre Dufault, avait poliment fait fermer la trappe à son coanimateur, qui n'arrêtait pas de jacasser.

«Nous allons nous taire, mon cher ami, et si vous le voulez bien, écouter l'hymne national du Suriname. Ce sera peut-être, pour nous, la seule occasion de l'entendre de toute notre vie.»

S'ensuivit un respectueux silence. Puis l'hymne national du Suriname, devenu si précieux, qui m'avait presque fait pleurer.

Bref, trompettes, présentation des toréadors, et on ouvre la porte. Le taureau sort et frotte sa patte par terre, comme dans les vues.

Les gens crient olé !

Au début, quatre gars avec des capes roses agacent le taureau. Le taureau, vous le savez, ne fait pas de distinction entre les couleurs. Seul le toréador a droit à la cape rouge, symbolique.

Et le taureau est enragé.

«Olé !»

Les gars se font poursuivre par la bête et courent se cacher derrière une petite clôture. Et quand le taureau s'approche d'eux, ils lui donnent des tapes sur le museau ; la foule croule de rire chaque fois. Hum... Je sens que l'humour taurin m'échappera toujours.

«Olé !»

Par contre, le torero à la cape rouge qui fait son entrée, avec les bas roses, le costume bleu argenté à paillettes et la culotte mauve mince comme un bas de nylon, lui me fait rire !

«Olé !»

Mesdames, couchez les enfants : les toréadors ne portent pas de sous-vêtements. Comme les chanteurs glam-rock des années 70. Tout est bien en évidence. Et ça doit faire partie du spectacle...

«Olé !»

Or, le petit torero argenté est fort bien « équipé ». Quand je l'ai fait remarquer à Gloria, elle a fait «wow, le paquet» et pris son visage à deux mains. Bouche bée.

«Olé !»

Pas mêlant, une fois que tu l'avais remarqué, il était difficile de te concentrer sur le combat...

«Olé !»

Le toréador change sa cape de main, et les gens applaudissent.

«Ça, c'est pas facile !», me glisse le voisin, qui n'avait pas remarqué.

«Olé !»

Puis un autre individu, le matador, s'avance et plante un tas de piquets dans la nuque de la bête, et le sang gicle. J'ai mal au coeur.

«Olé !»

Et lorsque le taureau est immobile, comme une vache, ça signifie qu'il est fini... Alors le toréador lui enfonce une épée dans le dos, qui transperce le coeur. Le taureau crache du sang. S'écroule. La foule est en délire.

Gloria se cache les yeux.

«Olé !»

Le toréador fait le tour de l'arène, et on lui lance des fleurs.

Après le cruel spectacle, les gens s'approchent de l'arène pour obtenir un autographe. La tradition est de faire signer ses bottes de cowboy. J'hésite.

«Crois-tu qu'il voudra signer mes gougounes ?»

Gloria me tire par le bras.

«Payaso ! Vamos a la fiesta.»

Enfin.

Photo: Bruno Blanchet, collaboration spéciale