La veille de notre départ du Laos, au bord de la piscine de la Villa Maly, nos hôtes laotiens ont organisé un baci. Pour l'émission de télévision.

Le baci, en Asie, est une occasion de se réunir entre voisins pendant quelques heures et de souhaiter la bienvenue à un étranger, d'offrir ses voeux de bonheur à des nouveaux mariés ou de dire au revoir à un ami. L'alcool de riz coule à flots, on joue de la musique, on sert des amuse-gueules, et ce serait l'équivalent du 5 à 7 de chez nous s'il n'y avait pas, au milieu, une bande de petits vieux assis en tailleur autour d'un gros pot de fleurs tressées qui ressemble à la coupe Grey.Je pourrais vous l'expliquer pépère, à la manière du dictionnaire, en vous décrivant le titre et la fonction de chacun des participants et en vous donnant le nom exact du trophée. J'écris 300 mots et je signe Wikipédia.

Mais il y a le dictionnaire pour ça. Je préfère de loin tenir le rôle inconfortable du gars qui dira peut-être n'importe quoi parce qu'il est persuadé, de toute façon, que tout est une question de point de vue et que rien ne peut être décrit.

«Qu'est-ce qui vous arrive ce matin, monsieur Blanchet ?

- Une remise en question, monsieur Dubé.»

Saviez-vous qu'on peut véritablement voir le bambou pousser ? C'est, en tous les cas, ce que m'avait raconté Gilles, jeudi dernier ; ce sympathique Québécois vit au Vietnam depuis une quinzaine d'années.

« En une journée, la tige peut allonger d'une dizaine de centimètres sans problème. Et si tu t'assois devant, avec un peu de concentration, tu peux le voir pousser, Bruno.

- Je te crois pas, Gilles.

- O.K. Qu'est-ce que tu fais cet après-midi ?»

On a planté un bâton derrière le tronc, avec un petit trait au Bic pour indiquer sa position, puis on s'est acheté une caisse de 12, on s'est assis dessus et on s'est juré de ne pas bouger avant d'avoir vu le bambou pousser.

Excitant ?

Fiou ! Les choses qui te passent par la tête lorsque tu concentres ton attention sur le bout d'un bambou ...! D'abord, tu te trouves drôle. Original. Tu penses que tu dois être le seul en train de faire ça sur la planète... Puis, tu te trouves niaiseux. Puis drôle encore. Puis tu débouches une autre bière... Et soudainement, la magie opère. Tu te sens inutile. Comme une pierre. Comme un astronaute en orbite autour de la Terre. Tu te confonds dans l'univers. Tu es le témoin du temps qui passe. Passe-t-il moins vite ? Hmm. Tu l'entends battre dans ta poitrine... Passe-t-il plus fort ? Parce que tu t'énerves ! Plus ça avance, moins ça bouge. Et à force de concentration, tu t'es convaincu de l'importance du moment, de la gravité de la démonstration : car quand tu verras, de tes yeux, le bout du bambou dépasser la petite ligne bleue, dans cette fraction de seconde, tu feras l'expérience du passé, de l'avenir et du présent.

En même temps.

Voilà.

Tout ça pour dire que ce que j'avais appris au sujet du baci, avant d'y être convié en tant qu'invité d'honneur, c'est qu'il s'agissait d'un truc un peu vieillot, un peu longuet, qui finissait avec une espèce de bénédiction.Assis devant le groupe de personnes âgées, je rigolais. Ils chantaient et jouaient du tam-tam et le tout ressemblait à un jam de vieux hippies.

Puis, au moment de la bénédiction, sans crier gare, un malaise inexplicable s'est emparé de tout mon petit moi. J'avais des frissons dans la nuque. Le cou mou. Le coeur qui battait la chamade. J'avais le vertige. Drôle de moment pour faire une crise cardiaque...

En direct, à la télé !

Parce que j'étais là, au travail, habillé et maquillé pour l'occasion, dans une mise en scène orchestrée pour la télévision, et les caméras tournaient autour de moi, et tout cela aurait pu être aussi vrai qu'une émission de téléréalité.

Mais les vieillards, eux, ne le savaient pas. Pour eux, les caméras ne faussaient pas le caractère sacré de la cérémonie.

Pour eux, c'était un baci.

Pour eux, j'étais un ami.

Ils venaient, tour à tour, m'attacher des bouts de ficelle autour des poignets, en murmurant un truc, puis ils me serraient les mains, comme on serre la main d'un frère, en me regardant droit dans les yeux ; et ils me souhaitaient un bon retour ou une bonne vie, je ne sais pas, peu importe, car malgré la barrière du langage, leur message d'amour passait comme un boulet, de l'authenticité de leur regard usé, de la rugosité de leurs belles mains ridées, tremblantes, et m'était offert à moi, cet étranger qu'ils n'avaient pas connu et qu'ils ne connaîtraient jamais, mais qu'ils aimeraient, toujours, de façon inconditionnelle.

Leur voeux étaient réels. Mon trouble aussi.

Je n'étais pas en train de faire un infarctus : j'étais bouleversé.

Surtout lorsqu'ils m'ont remis la coupe Grey.

***

Ce matin, du balcon de l'hôtel Springlands, à Moshi, en Tanzanie, on aperçoit le toit de l'Afrique, le fameux Kilimandjaro, là-bas, dans la brume.

Des jeunes marchent le long de la voie du chemin de fer. Un oiseau siffle comme un téléphone cellulaire.

Il fait froid. J'ai un début de grippe.

Demain, nous partons à la montagne.

Photo Bruno Blanchet, collaboration spéciale

Une petite fille et un bébé kamu, au Laos.