Vous êtes-vous déjà posé la question : non mais, pourquoi on voyage, au fond ? Élargir ses horizons ou simplement changer le mal de place ? Aller voir ailleurs qui on est, ou si on y est ? Réflexions à méditer, en rêvant d’exotisme, d’histoire et de culture, ou de plages et de sable fin.

Existentielle et éternelle question que voilà, qu’on avait envie de relancer ici, alors qu’on est nombreux, en ce début de printemps gris, à commencer à rêver aux vacances d’été. Il faut dire que le New Yorker a lancé un pavé dans la mare, l’an dernier, en publiant les réflexions de la philosophe Agnes Callard, de l’Université de Chicago. Sorte d’avocate du diable, elle a pondu un véritable procès des voyages (The Case Against Travel), énumérant toutes les mauvaises raisons (ou fausses bonnes raisons) pour lesquelles nous voyageons.

Lisez l’article du New Yorker (en anglais)

Citant ici Aristote, là Pessoa, l’autrice conclut que le fait de voyager, loin de nous faire grandir ou évoluer, tel qu’on se plaît à l’imaginer, nous transforme finalement en la pire version de nous-mêmes.

En guise d’exemple, Agnes Callard y raconte comment, lors d’un voyage récent à Abou Dhabi, elle avait visité un hôpital de faucons. Pourquoi donc, vous demandez-vous ? Excellente question : parce que l’hôpital en question est la chose à visiter quand on cherche à savoir quoi voir à Abou Dhabi, paraît-il. Or, en cochant ainsi des cases, sans le moindre intérêt pour la chose a priori, qu’est-ce qu’on en retient ? Pas grand-chose, on l’aura compris.

C’est là l’essentiel de sa thèse (permettez qu’on paraphrase) : « Si, d’ordinaire, vous évitez les musées et que tout à coup, en voyage, vous vous mettez à courir au Louvre, qu’allez-vous retirer des peintures ? Autant vous retrouver dans une pièce, entouré de faucons… »

Ça vous donne une idée du ton : « Le voyage est un boomerang, vous ramenant exactement au point de départ », tranche-t-elle, dans une conclusion qui continue de faire réagir.

Invité à commenter, Jean Grondin, professeur titulaire au département de philosophie de l’Université de Montréal, qui revenait justement de Barcelone lors de notre entretien, abonde, sans mâcher ses mots.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Jean Grondin, professeur titulaire au département de philosophie de l’Université de Montréal

Écoutez, Mme Callard a bien diagnostiqué la tristesse du tourisme contemporain : dans les musées, les cathédrales, dans tous les grands sites touristiques, on a l’impression que les gens s’emmerdent !

Jean Grondin, professeur titulaire au département de philosophie de l’Université de Montréal

Après avoir fait la file des heures pour visiter la Sagrada Familia (et dépensé au passage une petite fortune), quelle n’a pas été sa stupéfaction en voyant les visiteurs à peine jeter un coup d’œil au plafond ! « Les gens défilent… », dit-il en soupirant. Pourquoi, au juste ? Parce qu’il le faut ? Il faut apparemment voir la Sagrada Familia, les faucons, la Joconde. « Les touristes font souvent des choses qu’ils n’aiment pas faire… »

Ils sont censés voir la Joconde, alors ils vont au Louvre, et plus triste encore, font un selfie avec la Joconde !

Jean Grondin

Pire : « ils s’en vantent sur les réseaux sociaux pour recevoir des likes ! »

Et pourquoi cherche-t-on à cocher des cases en voyageant, exactement ? La pression de l’industrie, croit-il, la pression sociale également, mais aussi cette idée du « bucket list », avance le philosophe. « La vie est courte, il faut avoir visité Paris, faire du saut en bungee et avoir bu du vin dans la vallée de Napa. Les gens pensent qu’il faut accumuler des sensations fortes pour être heureux. C’est une conception du bonheur qui n’est pas la mienne… »

Cela étant dit, le philosophe trouve le ton de l’autrice un chouïa « péremptoire » : « Qui va décider de ne plus voyager après avoir lu cet article ? » Mieux vaudrait sans doute être plus sélectifs individuellement dans nos choix, croit-il, et se demander : qu’est-ce qui m’intéresse vraiment ?

« Il est présomptueux de porter un jugement sur les voyages que tout le monde fait », ajoute Jean Grondin. Que les gens voyagent pour le plaisir, voir des proches, fuir leurs problèmes ou apprendre une langue, grand bien leur fasse. « Je dirais que toutes les raisons sont bonnes. […] Pourquoi porter un jugement là-dessus ? »

Voir le monde à travers ses yeux

D’autant plus que tout le monde y va de ses propres motivations, lesquelles peuvent varier selon l’âge, même le moment de l’année, renchérit à son tour Marc-Antoine Vachon, titulaire de la Chaire de tourisme Transat. « Les touristes ne sont pas un bloc monolithique ! »

De manière générale, les motifs les plus souvent cités sont, dans l’ordre : le repos, l’exploration, rendre visite à des amis ou encore de la famille. Mais de dire, selon ce professeur de marketing, que les touristes ne font que cocher des cases constitue selon lui une « généralisation grossière ». Au contraire, dit-il, on se sort de plus en plus du fameux been there, done that. En témoigne, selon lui, la popularité croissante du tourisme lent (slow tourism), l’intérêt marqué pour la gastronomie et le terroir.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Marc-Antoine Vachon, professeur de marketing et titulaire de la Chaire de tourisme Transat à l’UQAM

Il y a une quête de sens qui est bien documentée. […] Cela répond à une quête d’authenticité et une inquiétude liée au développement durable.

Marc-Antoine Vachon, titulaire de la Chaire de tourisme Transat

La journaliste et autrice Marie-Julie Gagnon a beaucoup réfléchi à ce sujet. Celle à qui l’on doit Que reste-t-il de nos voyages ? s’est posé la question à répétition : voir du pays, ça change quoi ? Certes, dit-elle, « il y a des gens pour qui voyager est une façon de se valoriser. Et de consommer. Il y a quelque chose de très clinquant dans le fait de flasher ses photos de voyages ». Mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Même les premiers grands explorateurs le faisaient ! « C’est une manière de dire : moi, j’y suis allé ! »

« Pourquoi on voyage ? Il y a mille raisons ! », poursuit celle qui a commencé à voyager pour « prouver qu’elle pouvait le faire seule ». « Aujourd’hui, la question est plutôt : pourquoi je continue ? » Une question drôlement plus complexe, compte tenu des enjeux associés au fait de se déplacer, faut-il le rappeler. Pour Marie-Julie Gagnon, la question relève aussi de la quête de sens : apprendre, découvrir, provoquer un choc de cultures, « comprendre l’autre ! »

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Marie-Julie Gagnon

On a besoin d’être bousculés dans notre confort, être moins dans le jugement ! On a tous des a priori racistes, et pour en prendre conscience, il faut se frotter à la différence !

Marie-Julie Gagnon, journaliste et autrice

Quand bien même certains « cocheraient des cases », ajoute le comédien, metteur en scène et auteur Philippe Robert, à qui l’on doit Jules et Joséphine, une véritable invitation au voyage, ravissante pièce de théâtre jeunesse appelée à revenir en tournée l’an prochain, les voyages sont toujours « une histoire », dit-il, « un récit ! » « Tout le monde a vu telle ou telle ville, mais personne à ma manière ! Ça, ça m’appartient ! »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Le comédien, metteur en scène et auteur Philippe Robert

Le plus intéressant selon lui : « la découverte », « les chemins de traverse », « pas balisés ». « C’est là qu’on fait des rencontres et qu’on vit des défis ! »

L’artiste, visiblement poète à ses heures, voit carrément la vie comme un voyage. Exit ici le boomerang évoqué plus haut. « On est parachuté, on a un certain temps ici, on va avoir une certaine trajectoire, alors tout ce qu’on vit nous transforme ! […] Peut-être que oui, on coche des cases, conclut-il, mais j’ose croire qu’on va beaucoup plus loin : il faut juste ouvrir nos œillères et accueillir l’inattendu… »