Cheveux et barbe taillés, veste Lacoste bleu royal, pantalon et chaussures de sport assortis : Erik Bazinyan a l’air d’un athlète bien habillé, mais pas nécessairement d’un boxeur, en cet après-midi pluvieux dans un café-boulangerie de Laval.

Seule une fraîche, mais subtile ecchymose sous l’œil gauche témoigne du métier qu’il exerce professionnellement depuis maintenant 10 ans. Elle est attribuable à un coup de Steven Butler, avec qui il vient de faire un combat simulé au gymnase de son entraîneur Marc Ramsay, dans le nord de Montréal.

« C’était le dernier sparring », a doucement expliqué Bazinyan au sujet de Butler, qui se battait en championnat du monde la semaine suivante en Californie. « On a juste fait quatre rounds. Il est prêt. »

Comme l’adversaire était gaucher, Bazinyan était le partenaire tout désigné pour son coéquipier de l’écurie d’Eye of the Tiger Management (EOTTM). Droitier naturel, il peut se transformer en gaucher sur commande, même pendant un combat, quand la situation l’exige.

« Je me suis fracturé la main quand j’avais 14 ou 15 ans, explique-t-il en montrant les stigmates de la blessure. J’ai commencé à boxer gaucher. D’abord dans les sparrings et après dans les combats. Maintenant, je suis très à l’aise des deux côtés. »

Cette faculté d’adaptation le définit encore sur un ring et dans la vie. Le pugiliste de 28 ans nous a donné rendez-vous dans cette boulangerie lavalloise située à deux pas de la fusée du Cosmodôme et de son condo, où il vit avec sa femme Zhanna et Edouard, leur fils de tout juste 5 ans.

On n’a pas eu le temps de lui offrir le café, il l’a lui-même proposé avant de s’accouder devant un latté glacé dans un coin discret de l’établissement.

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Erik Bazinyan malmène Alantez Fox lors d’un gala de boxe au Casino de Montréal, le 2 février dernier.

Malgré sa fiche immaculée de 29 victoires et son statut de deuxième aspirant mondial dans trois des principaux organismes de sanction, il est encore relativement méconnu au Québec, où il a immigré avec sa famille de l’Arménie en 2011.

L’arrivée et l’intégration

Son père Ara, propriétaire d’une épicerie à Erevan, la capitale, y voyait un meilleur avenir pour ses deux fils, Erik, qui avait alors 16 ans, et Emile, de quatre ans son cadet.

« On vivait très bien », raconte Erik en français, sa quatrième langue après l’arménien, le russe et l’anglais.

« Mes parents ont voyagé toute leur vie. Ils ont visité peut-être 100 pays. Ils aimaient la vie à l’extérieur. L’Arménie est un petit pays qui n’est pas riche. Tu dois également faire un service militaire obligatoire de deux ans. Mon père ne voyait pas un bon avenir pour nous. C’était mieux ici et c’était une bonne décision de venir. »

À Erevan, il était sage à la maison, mais « une personne différente » à l’extérieur.

Avant la boxe, je fumais la cigarette, ce que mes parents ignoraient. On avait une famille très polie, mais j’étais toujours dans la rue avec mes amis. On se battait tous les jours. Je n’étais pas le plus fort physiquement, mais jamais personne n’a eu le dessus sur moi.

Erik Bazinyan

Après quatre ans de karaté, six ans de danse traditionnelle arménienne et un peu de kickboxing, il a suivi ses amis au gymnase de boxe. Là où s’entraînait l’ex-champion mondial Arthur Abraham, qui allait devenir une idole comme Vic Darchinyan, un autre grand boxeur arménien.

« J’ai commencé à 13 ans. Ce n’était pas pour faire carrière. J’aimais beaucoup ça, j’avais du talent. J’ai appris très vite. C’était naturel. Le punch et tout ça. J’allais au gym tous les jours. Mes parents ont dit : “Il va arrêter comme tous les sports qu’il essaie.” J’ai dit : “Non, vraiment, j’aime ça.” »

Le boxeur

Après quelques mois, il a disputé son premier combat : une défaite. Il a remporté ses 108 matchs amateurs suivants, dont quelques-uns sur la scène internationale.

« J’ai eu des combats difficiles, mais je me suis bien arrangé. Je m’adapte à n’importe quel style. Je me bats intelligemment et j’ai un bon sens de la boxe. Après trois ou quatre rounds, je change mon style pour toucher davantage. »

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Erik Bazinyan

À 16 ans, il a reçu une invitation de dernière minute pour disputer les championnats européens. Mais ses parents avaient déjà obtenu un visa pour le Canada dont l’échéance coïncidait avec la compétition.

L’adaptation a été pénible pour l’adolescent qui a appris le français à l’école Saint-Maxime, à Chomedey. « C’était très difficile, mais ma cousine et ma tante habitaient ici depuis un certain temps. J’ai appris la vie ici. Avec le temps, l’être humain s’habitue à tout. »

La boxe a adouci son intégration. Après quelques mois, il a remporté les Gants dorés chez les juniors, la plus grande compétition provinciale.

« Tout le monde se demandait qui était ce nouveau ! », se rappelle celui qui a poursuivi son apprentissage avec les frères Howard et Otis Grant.

Bazinyan a participé à quelques tournées internationales avec l’équipe du Québec. Après un autre succès aux Gants dorés dans la catégorie sénior, il est devenu professionnel à l’âge de 18 ans.

Après une première victoire à Halifax en 2013, il s’est battu un peu partout dans la grande région de Montréal, dont deux fois dans de grands galas présentés au Centre Bell en 2014 et 2015.

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Erik Bazinyan lors d’un combat contre le Polonais Michal Ludwiczak, en 2016

En 2017, il a pris près d’une quarantaine de livres et vécu un conflit avec sa première société de promotion, Rixa. Après un bref passage avec l’entraîneur Stéphan Larouche, il a rejoint Marc Ramsay chez EOTTM, où sa progression s’est poursuivie depuis 2018.

Entre-temps, il s’est marié avec Zhanna, une amie d’enfance qu’il a courtisée à distance.

« Cinq ans après mon arrivée ici, j’ai commencé à lui parler et on est tombés en amour. J’allais la visiter deux ou trois fois par année. »

Leurs rencontres et leur mariage ont eu lieu dans la Géorgie voisine, car Bazinyan ne pouvait retourner en Arménie sans s’exposer à une arrestation pour avoir échappé au service militaire.

Entre les câbles, Bazinyan a franchi un cap l’an dernier en disposant par décision de l’Argentin Marcelo Esteban Coceres (30-3-1). Ce fut le dernier combat auquel son père a assisté.

La mort de son père et le retour en ses terres natales

Deux semaines plus tard, Erik a reçu un appel de sa mère le prévenant qu’Ara venait de mourir d’un arrêt cardiaque à Erevan. Il avait 52 ans.

« Il était jeune, il n’avait pas de problèmes de santé. Seulement, un an plus tôt, il a eu des problèmes [de respiration]. Les médecins ici ont dit que c’étaient des attaques de panique. Ça lui arrivait deux fois par mois. Ils lui ont même donné des pilules pour ça. Mais les médecins en Arménie m’ont dit qu’il avait un problème à une artère depuis peut-être deux ans. Une [endoprothèse vasculaire] aurait réglé la situation. Son cœur s’est fracturé. »

Contrairement à sa femme et à son fils, Bazinyan n’était pas présent dans son pays natal quand son père s’est éteint. Il n’avait pas reçu le « pardon » tant attendu lié à son évitement du service militaire. Après avoir obtenu l’assurance qu’il l’aurait, il a atterri dans la capitale deux semaines après les funérailles de son père. Il a eu quelques sueurs froides quand un agent a vérifié son passeport dans l’avion.

« Je trouvais qu’il me regardait trop longtemps… J’ai pensé qu’ils m’emmèneraient au poste de police. Finalement, il m’a dit : “Oh, tu es le boxeur, non ? On t’attendait.” Ils m’ont fait passer par la file VIP et j’ai pu sortir. »

Onze ans après son départ, Bazinyan a vécu ce retour en Arménie entre la joie et la tristesse. « Je ne pensais jamais pouvoir revenir. Chaque fois que je me réveillais, c’était comme un rêve pour moi. »

Il a revu sa famille, ses amis et pris conscience de sa nouvelle notoriété en raison de ses exploits sur le ring. « Tout le monde me connaît là-bas. Je sortais de mon building pour aller prendre un café et je devais parler à 30 personnes. »

Son séjour s’est étiré sur deux mois, le temps de régulariser son statut. Une reprise des hostilités dans le Haut-Karabakh, une région disputée à l’Azerbaïdjan dans le cadre d’un conflit rallumé en 2020, l’a inquiété. « Mais mon oncle, qui est chef dans les services secrets, m’a dit de ne pas m’en faire, qu’il me ferait sortir si quelque chose se passait. »

Pendant que son combat prévu à l’automne était repoussé, il a tenté de garder la forme autant que possible. « Parfois, je n’avais pas l’énergie de m’entraîner. J’étais censé aller au gym et j’allais plutôt me recueillir auprès de mon père. »

Le défi suivant a été de se préparer pour un premier affrontement sans la présence rassurante de son paternel.

Le 2 février, Bazinyan a décroché une victoire émotive contre l’Américain Alantez Fox au Casino de Montréal. À l’annonce de la décision, il portait un t-shirt avec une photo de son père. En rentrant dans le vestiaire, il s’est effondré, avait raconté son entraîneur.

« J’ai vécu un tel stress, évoque-t-il avec pudeur. C’était comme un relâchement de mon corps et de ma tête. »

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Erik Bazinyan célèbre sa victoire émotive contre Alantez Fox, en février dernier.

Cette 29e victoire a permis au Québécois de figurer parmi les deux premiers aspirants mondiaux des super-moyens du WBC, de la WBA et de la WBO. Son prochain duel contre le Mexicain Jose de Jesus Macias (28-11-4), le 1er juin, au Casino, est surtout un moyen de le garder actif avant un combat de championnat tant attendu.

« Je veux devenir champion du monde. C’est la prochaine chose que je veux atteindre. Et ce que mon père voulait. »