(Palm Springs, Californie) Pour une raison ou pour une autre, les entrevues avec les précurseurs dans leur domaine sont parmi les plus difficiles à planifier.

Cette personne sera-t-elle intimidante ? Comment aborder ses réussites sans tomber dans les clichés ? Est-elle déjà lasse d’en parler ?

Jessica Campbell a rapidement dissipé les appréhensions. Les salutations sont cordiales au possible ; la poignée de main, franche. Les bas dans les sandales et le survêtement de sport rappellent que l’entraînement vient de se terminer et que les patins ont été retirés en vitesse en vue du rendez-vous dans les hauteurs de l’aréna.

Même si le ton est résolument léger, le prétexte de l’entrevue mérite un instant de sérieux : peu connue du public québécois, Jessica Campbell a été nommée, l’été dernier, entraîneure adjointe des Firebirds de Coachella Valley, franchise de la Ligue américaine nouvellement établie à Palm Springs, en Californie.

Jamais, à ce jour, une entraîneure n’avait obtenu un poste aussi prestigieux dans une équipe de hockey professionnelle nord-américaine. Au cours des derniers mois, plusieurs organisations ont diversifié leurs groupes de gestion. Mais derrière le banc, les visages demeurent encore uniformément masculins.

Autre élément digne de mention : à 30 ans, elle est plus jeune que deux patineurs des Firebirds. À titre comparatif, 213 joueurs ayant disputé au moins un match dans la LNH cette saison sont nés avant elle. À peine une poignée d’hommes ont obtenu des postes similaires à cet âge.

Inévitablement, on se demande si ces traits distinctifs ont posé des barrières entre ses joueurs et elle.

Même si je sais que je suis jeune et que je suis une femme, et que tout ce que je dis n’est pas forcément reçu de la même manière que si j’étais un homme, je me vois d’abord comme une coach.

Jessica Campbell

« Quand je communique avec les joueurs, c’est dans leur intérêt, et c’est ce dont les joueurs s’attendent d’un entraîneur. Les vétérans m’ont très bien reçue, m’ont rapidement respectée. Je n’ai rencontré aucune résistance. Je me consacre entièrement à mon travail, à chercher comment je peux aider les gars le mieux possible. »

Et avec la direction et les collègues entraîneurs ?

« C’est vraiment facile. Tout ce qu’il y a de différent, c’est nos vêtements, je dirais. »

C’était plus ou moins vrai au moment de notre rencontre, mais nous ne l’avons pas relevé.

Spécialiste

Logiquement, vu son âge, on se doute que les étapes se sont succédé rapidement pour Jessica Campbell.

Native de la Saskatchewan, cette attaquante a représenté le Canada à quelques reprises sur la glace – deux fois avec le programme U18 et une autre au Championnat mondial senior 2015, après ses études à l’Université Cornell.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE HOCKEY CANADA

Jessica Campbell dans l’uniforme de l’équipe nationale

Elle a ensuite disputé deux saisons avec l’Inferno de Calgary, dans l’ancienne Ligue canadienne de hockey féminin, puis, après deux ans sans jouer, elle s’est exilée en Suède pour une ultime campagne. Ennuyée par toutes sortes de blessures, et devant les maigres perspectives professionnelles s’offrant aux joueuses, elle a accroché ses épaulettes.

Pendant sa longue pause, elle a été entraîneure adjointe dans une ligue scolaire féminine de l’Ouest canadien. Parallèlement, elle a lancé une école de patinage de puissance (power skating), spécialité qu’elle développait depuis des années déjà.

« C’est l’une des patineuses les plus rapides à avoir joué au hockey », estime Blayre Turnbull, amie proche et ex-coéquipière.

Lauriane Rougeau a évolué avec Campbell à Cornell. « [Déjà, à l’époque], on savait qu’elle connaîtrait du succès dans le power skating, mais on ne pensait pas qu’elle allait gravir les échelons de cette façon-là ! »

Décrite unanimement comme une « étudiante du jeu », Campbell s’est rapidement bâti une solide réputation comme spécialiste.

« J’adore plonger dans les détails du jeu, enseigner les fondements du hockey et la manière dont ça se traduit dans un match, précise-t-elle. Ça fait partie de mon approche depuis le début, autant avec les jeunes qu’avec les pros. Ma force, je crois, est ma capacité à mettre en relation les éléments clés du jeu. »

Des joueurs de la LNH, de fait, ont commencé à travailler avec elle l’été. Shea Weber, Joel Edmundson, Damon Severson et Luke Schenn, entre autres, ont fait partie de ses élèves.

[Jessica Campbell] nous a fait essayer plein d’exercices que je n’avais pas vus avant.

Joel Edmundson

Celui qui a eu recours à ses services au cours des trois derniers étés souligne l’apport de la spécialiste. « Pour un gros bonhomme comme moi, c’était parfois difficile, mais c’est quelque chose qui est nécessaire. Elle a une manière unique d’expliquer les exercices, les techniques. Tu vois rapidement à quel point elle adore le hockey. Je ne suis pas surpris du tout de ce qui lui arrive, et je suis vraiment content pour elle. »

Transition

La transition vers un poste formel d’entraîneue adjointe s’est faite la saison dernière. Campbell a d’abord été embauchée comme spécialiste des habiletés (skills coach) par les Ice Tigers de Nuremberg, en première division allemande.

« L’avantage numérique ne fonctionnait pas, alors on m’a demandé de commencer à travailler là-dessus avec les gars, et ils ont super bien répondu à mes idées », raconte-t-elle.

On l’a donc invitée à passer derrière le banc, ce qui lui a permis de voir le jeu « d’un point de vue plus créatif ». « Je pouvais soudain insérer les habiletés individuelles dans la conversation sur les tactiques et les systèmes », se rappelle-t-elle.

Quelques mois plus tard, elle jouait le même rôle au sein de l’équipe nationale allemande au Championnat du monde.

Pendant le tournoi disputé en Finlande, un spectateur dans les gradins était particulièrement attentif. Ron Francis, directeur général du Kraken de Seattle, était à la recherche de personnes pour diriger son nouveau club-école à Coachella Valley.

Au côté de Campbell se trouvait Tom Rowe, qui travaillait aussi avec la jeune femme à Nuremberg et qui avait côtoyé Francis chez les Hurricanes de la Caroline dans les années 2000.

« On a fait nos devoirs », affirme le DG du Kraken en entrevue avec La Presse.

[Jessica Campbell] correspondait exactement à ce qu’on cherchait, et elle semblait plus que capable de remplir ce rôle ici. De fait, elle accomplit du travail incroyable jusqu’à maintenant. Elle impose le respect par la manière dont elle se prépare.

Ron Francis, directeur général du Kraken de Seattle

Son profil est particulièrement recherché dans une perspective de développement des joueurs, ce qui est en parfaite phase avec une jeune organisation comme le Kraken.

« Notre travail est de donner aux joueurs toute l’information et les conseils nécessaires pour faire croître leur carrière, renchérit Dan Bylsma, entraîneur-chef des Firebirds de Coachella Valley. C’est ce que fait Jessica depuis des années. »

Bylsma avait lui aussi la jeune trentaine lorsqu’il a amorcé sa carrière. La présence de Campbell et de l’ex-dur à cuire Stu Bickel parmi ses adjoints lui rappelle qu’il est « là depuis longtemps ! », dit-il en riant, avant de vanter « leur passion et leur énergie ».

Vers la LNH

La passion, de fait, est un thème récurrent quand il est question de Jessica Campbell.

Blayre Turnbull, médaillée olympique, avoue qu’il y a 10 ans, elle n’aurait pas prédit elle non plus le destin de son amie. Il n’empêche qu’elle savait qu’« elle serait impliquée dans le milieu du hockey ».

Elle a toujours été fascinée par la santé mentale chez les jeunes athlètes. Elle a vraiment trouvé sa passion.

Blayre Turnbull, au sujet de Jessica Campbell

Diplômée en communications, Campbell croit être bien servie par son souci du détail et sa « pensée créative ». Elle s’efforce d’appuyer tout ce qu’elle expose aux joueurs par des extraits vidéo, « afin de justifier pourquoi on fait ceci ou cela ».

« J’adore ce que je fais, confirme-t-elle. Ce n’est pas banal qu’une passion devienne un travail. Je pourrais en parler toute la journée ! On passe tout notre temps à l’aréna, les heures sont longues, mais le résultat est tellement gratifiant : voir les gars s’améliorer, réussir, être rappelés dans la LNH… C’est pour ça que les gens deviennent enseignants ou entraîneurs. »

Elle non plus ne se serait pas imaginé atteindre ce niveau. Côtoyer des athlètes professionnels lui a rapidement confirmé qu’elle voulait « travailler avec les meilleurs, hommes ou femmes, au plus haut niveau ».

« Mais je n’avais jamais vu ça, des femmes être entraîneures dans la LNH, nuance-t-elle. Ce que tu ne vois pas, tu ne sais pas que ça existe. »

C’est ce qui lui fait espérer que sa situation « ouvrira la porte » à de nouvelles collègues.

Son objectif est clair : atteindre la LNH. Comme entraîneure-cheffe ? « J’adorerais ça ! », dit-elle. Mais elle n’est pas pressée. Comme elle l’a fait avec Toni Söderholm et Tom Rowe à Nuremberg, elle porte attention à la manière de travailler de Dan Bylsma, qui a gagné la Coupe Stanley en 2009 lorsqu’il dirigeait les Penguins de Pittsburgh.

« Je prends des choses de chaque personne que je rencontre, je l’ajoute à mon approche, dit-elle. Je reste une étudiante du jeu, ça ne change pas. Je ne sais pas ce qui m’attend pour la suite… Mais c’est emballant ! »