Le 30 mars 1991, Guy Lafleur débarque au Forum dans l’uniforme des Nordiques. Sa retraite déjà annoncée, tous savent qu’il s’agit de son dernier match dans l’amphithéâtre où il a tant été adulé. Et parce que la vie est parfois bien faite, Lafleur souligne l’évènement en inscrivant le 560e et dernier but de sa carrière. Revivons ce but historique avec sept personnes qui étaient sur place.

Avant le match

La veille, c’est dans un hôtel du centre-ville de Montréal que Lafleur s’adresse aux médias. Seulement sur la photo publiée dans La Presse, on compte cinq caméras de télévision qui captent le point de presse. L’engouement suit jusqu’au Forum.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Guy Lafleur devant la quarantaine de reporters et photographes présents dans un hôtel du centre-ville la veille de son dernier match au Forum.

IMAGE TIRÉE DES ARCHIVES DE LA PRESSE

La Presse, section des Sports, p. 2, le 30 mars 1991

« Il y avait tellement de chandails de Lafleur dans les gradins ! se souvient Claude Quenneville, descripteur du match à Radio-Canada. Avec la rivalité Montréal-Québec, il y avait toujours des partisans des Nordiques au Forum. Ce soir-là, je ne suis pas sûr que tous ces gens prenaient pour les Nordiques, mais ils prenaient pour Lafleur. »

La foule annonce ses couleurs avant même le début du match. Lafleur est ovationné pendant l’échauffement, puis au début d’une cérémonie visant à rendre hommage au numéro 10.

« Ils lui donnaient des cadeaux, comme dans pas mal chaque aréna où il passait pour la dernière fois, raconte Dave Chambers, entraîneur-chef des Nordiques cette saison-là. Je me souviens qu’on ne pouvait pas commencer le match, parce que la foule ne cessait d’applaudir ! »

L’ovation dure finalement six bonnes minutes.

IMAGE TIRÉE DES ARCHIVES DE LA PRESSE

La Presse, section des sports, p. 3, le 31 mars 1991

L’avantage numérique

On se transporte en deuxième période. C’est l’égalité 2-2 quand Brent Gilchrist est chassé pour coup de bâton. Les Nordiques forment alors la pire équipe de la LNH, et de loin. Leur avantage numérique se décline donc comme suit : Joe Sakic, Stéphane Morin, Tony Hrkac, Alexei Gusarov et… Lafleur.

Il a toujours eu un tir exceptionnel et une bonne anticipation du jeu. Son tir était sa marque de commerce et il était capable de se démarquer. Il l’avait encore en fin de carrière, même s’il n’avait pas sa vitesse d’avant.

Jacques Martin, entraîneur adjoint chez les Nordiques cette année-là

Pour le Tricolore, Shayne Corson, Brian Skrudland, Éric Desjardins et Jean-Jacques Daigneault sont déployés.

« Tu vois que les gars veulent donner la rondelle à Guy. Je trouve ça beau », analyse Desjardins, après avoir revu la séquence.

Le but

Sakic finit par rejoindre Lafleur à la ligne bleue, Lafleur tire… et rate la cible. Les autres tentatives pour le rejoindre s’avérant infructueuses, Gusarov y va d’un tir frappé. Patrick Roy fait l’arrêt, mais accorde un retour.

« Il y a deux joueurs contre moi, rappelle Daigneault. J’essaie de contrôler le retour avec mon patin droit, parce que j’ai quelqu’un [Morin] sur le poteau gauche de Patrick, mais le retour me passe entre les deux jambes. »

Lafleur passe par là, il saute sur la rondelle libre et marque. Un but que Patrick Roy avoue avoir oublié.

« Quand j’ai revu le jeu, j’étais au moins content de voir qu’il avait marqué de l’enclave et pas du coin ou du bord de la bande ! souligne le légendaire gardien. Je vais devoir montrer le but à mes joueurs des Remparts, quand je leur dis d’aller dans l’enclave en avantage numérique pour marquer ! Tu voyais qu’il avait le “ sniff ” pour savoir où la rondelle irait. »

Revoyez le but

« On voit que ce n’est pas un but classique de Guy. C’est un retour, il est bien positionné, dans l’enclave, un peu haut, pour être prêt si la rondelle ressort », analyse Desjardins.

« On dirait que c’est un but qui n’est pas typique de Guy, ajoute Daigneault. On se souvient de Guy qui descend à l’aile, les cheveux dans le vent, avec sa fluidité et son talent, il franchit 10 pieds après la ligne bleue, il tire et il marque. Mais un retour dans l’enclave en avantage numérique, on dirait que je ne l’ai pas souvent vu marquer comme ça. Peut-être qu’il marquait plus comme ça en fin de carrière, car les systèmes étaient plus évolués et les gardiens étaient meilleurs. »

Roy donne tout le mérite à Lafleur. « Il l’a travaillé, son but ! Il a sauté sur le retour et il a mis ça à l’intérieur du poteau, pas au milieu du filet. Chapeau ! Ce ne sont pas tous les joueurs qui allaient dans l’enclave comme ça, surtout sans casque ! »

Par son statut de légende, Lafleur a droit à une certaine immunité sur la patinoire. C’est encore plus vrai dans un match comme celui-là, l’avant-dernier de la saison pour les deux équipes, sans enjeu au classement.

« En saison, quand t’affrontes une légende comme ça, tu dois faire ton travail, mais tu ne veux pas non plus être celui qui le blesse, rappelle Desjardins. Je me souviens d’avoir affronté Wayne Gretzky en séries, et c’était complètement différent. C’est pour la Coupe Stanley, tu ne peux pas jouer avec trop de respect.

Guy était encore bon. Mais le fait d’avoir tout ce respect, ça lui donnait un peu plus d’espace sur la glace. Et il ne portait pas de casque. Tu ne voulais pas arriver dans le coin, lui faire la grosse mise en échec et le blesser !

Éric Desjardins

La joie

Le but est suivi d’une explosion de joie, dans les gradins, mais surtout parmi les maillots fleurdelisés. Une joie inhabituelle pour une équipe qui compte 15 petites victoires en 78 matchs.

« Tu sens que c’est spécial, que les gars sont contents pour lui », observe Desjardins.

Morin est le premier à lui sauter dans les bras. Hrkac, Gusarov et Sakic suivent.

Gusarov vient alors d’arriver de l’Union soviétique, mais la diplomatie de la cigarette a visiblement œuvré entre lui et Lafleur, qui aiment bien en griller une ensemble aux entractes.

« Mon anglais n’était pas très bon. Il n’est encore pas très bon aujourd’hui ! lance en riant Gusarov. Mais il était drôle et gentil avec ses coéquipiers, il nous sortait dans les bons restaurants, donc c’était facile de communiquer avec lui. Parfois, il me prêtait son téléphone cellulaire pour que je puisse appeler en Russie. Je pense que ça lui coûtait assez cher pour mes appels ! »

Les arbitres attendent 1 min 40 s avant de remettre la rondelle en jeu, le temps de laisser les spectateurs, parmi lesquels se trouvent Maurice Richard, Michel Bergeron et Jean Doré, ovationner leur héros.

« À l’époque, beaucoup de gens disaient que c’était la vengeance de Lafleur contre le Canadien. Mais je pense qu’il voulait juste prouver qu’il était encore capable de jouer, estime Claude Quenneville. C’était un peu un clin d’œil au public en disant : “ Je vous fais un cadeau. ” Et le public le lui a bien rendu. Je n’ai jamais vu un adversaire se faire autant applaudir. Les gens l’adoraient. C’était le successeur de Maurice Richard et de Jean Béliveau. Le flambeau lui avait été passé, comme dans la fameuse phrase dans le vestiaire. »