Derek Gee n’a pas trop eu le temps de jaser pendant le Giro. Il était soit en échappée, soit occupé à se protéger de la pluie qui a trempé le peloton pendant les deux premiers tiers du grand tour italien.

Mais plusieurs coureurs ont profité du beau temps de la dernière semaine pour féliciter le Canadien, à la fois le coup de cœur et la grande révélation de ce 106e Giro, où il a fini quatre fois deuxième et deux fois quatrième.

« Chapeau », lui a notamment glissé le Britannique Geraint Thomas, tout de rose vêtu, au lendemain d’une des sept échappées de Gee.

PHOTO JENNIFER LORENZINI, REUTERS

Derek Gee (au centre) au Giro, arrachant une deuxième place lors de la huitième étape, le 13 mai dernier

Au total, le cycliste d’Ottawa a participé à sept fugues pour un total de 1045 km, soit près du tiers de la course qui comptait trois contre-la-montre individuels.

D’autres ont été plus pragmatiques, comme l’Américain Larry Warbasse, qui a suggéré à son jeune collègue de 25 ans de « battre le fer pendant qu’il est chaud » au sujet de son statut contractuel.

C’était une nouvelle expérience très cool d’avoir tous ces pros que j’admirais et suivais reconnaître ma manière de courir, me conseiller et avoir mes intérêts supérieurs à cœur. Parce qu’avant, j’étais un coureur très inconnu. Personne ne me parlait vraiment.

Derek Gee

Derek Gee n’a pas eu à appliquer la recommandation de Warbasse. Avant même la fin du Giro, qui s’est conclu le 28 mai à Rome avec le sacre de Primož Roglič, Israel Premier-Tech lui a soumis un nouveau contrat. Son entente courante de néo-pro, qui le menait pourtant jusqu’en 2025, était mise à la poubelle pour un pacte, évidemment plus payant, qui le conduira en 2028.

À lui seul, le terme du contrat est inusité dans le monde du cyclisme professionnel où les accords d’un à trois ans sont davantage la norme.

Tadej Pogačar et Jonas Vingegaard, vainqueurs des trois derniers Tours de France, font figure d’exceptions avec la signature de prolongations jusqu’en 2027 avec leur équipe respective. L’Espagnol Juan Ayuso, jeune pépite espagnole d’UAE Team Emirates, est le seul autre cycliste embauché jusqu’en 2028.

« Ça convient tellement pour moi et pour l’équipe », a souligné Gee à La Presse, mardi après-midi, quelques heures après l’annonce par communiqué.

« Pour moi, parce qu’il y a une telle implication canadienne dans l’équipe. Et c’est exactement la même chose pour eux : un Canadien émergent est quelque chose qui les intéresse parce qu’il y a une telle participation canadienne sur le plan de la gestion, de l’encadrement et des coureurs. C’est l’accord parfait. »

Une surprise

Gee ne s’attendait « pas du tout » à ce « vote de confiance massif » de la part de l’organisation qu’il a rejointe l’an dernier.

Sans agent, il a lui-même négocié avec le directeur général Kjell Carlström, qui voit en lui un « futur leader » de l’équipe, et le propriétaire Sylvan Adams, contre qui son père a couru sur la scène nationale chez les maîtres pendant « 10 ou 15 ans ».

PHOTO ISRAEL PREMIER-TECH, FOURNIE PAR LA PRESSE CANADIENNE

Derek Gee

« De toute évidence, c’est difficile de dire : “OK, voici ce que je vaux.” Et c’est difficile de plaider pour soi-même comme ça. En même temps, j’ai une bonne relation avec la direction et j’étais pas mal certain que c’était là que je voulais rester le plus longtemps possible. »

Originaire d’Ottawa comme son coéquipier Michael Woods, Derek Gee a commencé la compétition vers l’âge de 9 ou 10 ans, suivant les traces de son père qui l’emmenait à ses courses. À l’adolescence, il s’est développé en bonne partie sur le circuit québécois, « à Gatineau ou aux Grands Prix de Sainte-Martine et de Brossard », sinon au Tour de l’Abitibi.

Double champion national junior sur route en 2015, il s’est également distingué sur la piste, spécialité dans laquelle il s’est davantage investi à partir de 2016. Cinq ans plus tard, il a pris part aux Jeux olympiques de Tokyo à la poursuite par équipes, où le Canada s’est classé cinquième, un sommet depuis 1932.

PHOTO CHARLES LABERGE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Derek Gee au Critérium national de Montréal, en 2015

« La piste n’était pour moi presque qu’une façon d’aller aux Jeux olympiques. Je voulais vraiment aller aux Jeux et la piste est principalement une discipline olympique. Mais la route a toujours été ma passion. C’est ce qui m’intéressait quand j’étais enfant. Je ne savais pas si je réussirais sur la route, mais je savais que je devais essayer avant d’arrêter. »

Devenir quelqu’un

À l’automne 2021, ses deux médailles de bronze aux Championnats canadiens sur route en Beauce ont retenu l’attention d’IPT, qui l’a recruté pour Israel Cycling Academy, sa formation continentale.

Promu à l’échelon supérieur cette année, Gee a fait parler de lui à Paris-Roubaix quand il a explosé sa roue avant au moment où il entrait dans la tranchée d’Arenberg avec le premier groupe.

J’étais anéanti ! Je n’avais aucun résultat jusque-là. Je sais qu’on était en avril à ma première année en tant que pro, mais je croyais que c’était vraiment une très belle occasion.

Derek Gee

L’idée de disputer un premier grand tour ne lui a pas traversé l’esprit jusqu’à ce qu’il s’aligne sur Tirreno-Adriatico comme invité de dernière minute.

« Je roulais bien là-bas et c’est Mike Woods, en fait, qui a vanté ma candidature aux dirigeants en leur disant : “Hey, ce gars-là roule très fort, il devrait avoir sa chance dans un grand tour.” »

« Mes jambes ne m’ont pas abandonné »

Exposé pour la première fois à ces grandes étapes de montagne, Gee avait pour seule ambition de donner un coup de main à ses coéquipiers et se rendre au bout des trois semaines pour voir comment il en sortirait physiquement et constater en quoi « ça [le] changerait comme coureur ».

Gee a tardé à prendre conscience qu’il avait des jambes de feu en Italie.

« Chaque matin, au lendemain d’une échappée, je me sentais horriblement mal. J’étais absolument exténué et je ne pensais pas que j’aurais les jambes pour repartir en échappée. Ça m’a pris presque jusqu’à la fin de la course pour réaliser que tu te sens horrible, mais tu pourrais encore tenter le coup. À la 19e étape, je me suis encore retrouvé en échappée, et j’étais comme : “OK, je devrais simplement arrêter d’écouter mon corps parce que mes jambes ne m’ont pas abandonné !” »

Toutes proportions gardées, ses multiples deuxièmes places ont fait de lui une sorte de héros sympathique, un peu à l’image du regretté Raymond Poulidor, dit l’éternel second. Sans compter qu’il a également fini deuxième aux classements de la montagne et des points. En revanche, il a reçu le titre du coureur le plus combatif du Giro.

« Je ne sais pas si j’échangerais tout ce que j’ai réalisé pour une victoire d’étape, mais j’en échangerais beaucoup. Mais en étant si peu connu, si j’avais gagné une étape, ça aurait pu être perçu comme un coup de chance. Là, j’ai pu performer de manière répétée, même si je n’ai pas été tout à fait en mesure d’aller chercher cette victoire. Je pense que ça a davantage démontré mon potentiel et jusqu’où je peux me rendre. »

Pour l’instant, Gee se prépare pour les Championnats canadiens d’Edmonton (23-26 juin), où le tenant du titre au contre-la-montre n’a certainement pas l’intention de terminer sur la deuxième marche du podium.