Dans un livre remarqué publié cette année, le journaliste américain David Epstein explique pourquoi les généralistes ont l’avantage sur les spécialistes dans plusieurs domaines, dont les sports (1). L’idée qu’il faudrait se consacrer à une seule activité dès son plus jeune âge – la fameuse théorie des « 10 000 heures » – apparaît donc surfaite.

La science du sport récente tend aussi à accréditer la thèse selon laquelle il est préférable de repousser le début de la spécialisation. James Piccoli ferait un beau cas d’espèce.

Hier, à l’occasion de son 28e anniversaire de naissance, le cycliste montréalais s’entraînait dans la région de Sutton avec ses collègues Hugo Houle et Michael Woods, les deux seuls Canadiens au dernier Tour de France.

Piccoli rêve de suivre leurs traces. La route est longue, mais ce qui paraissait inatteignable il y a quelques années pourrait se matérialiser un jour. Membre de l’équipe continentale américaine Elevate-KHS (troisième division), il s’attend à faire le saut en Europe la saison prochaine. Peut-être avec une formation du WorldTour (première division), dont certaines l’ont pressenti, mais plus probablement au sein d’une équipe pro continentale (deuxième division), qui siérait mieux à son profil.

« C’est un peu fou ! », s’est enthousiasmé Piccoli, mercredi sur le mont Royal, en marge du point de presse où Houle a annoncé son nouveau contrat de trois ans avec Astana. « Quand j’ai commencé à courir, c’était vraiment un rêve. Je regardais les gars comme Svein Tuft et Christian Meier, les seuls Canadiens dans le WorldTour, et je me disais : “Ah ! peut-être un jour… mais peut-être pas !” Finalement, je pense que ça va arriver. C’est assez cool. »

Pourtant, Piccoli n’avait jamais couru à vélo avant le début de la vingtaine. Il a plutôt passé son adolescence à jouer au hockey, au soccer, au golf.

« J’étais juste actif. Je roulais, mais pour le fun seulement. Ici, sur le mont Royal, ou avec mon père. Je pratiquais d’autres sports. […] Aujourd’hui, je suis assez content d’avoir pu vivre une adolescence normale. Je suis un peu plus prêt mentalement pour ce qui s’en vient que si j’avais 21 ans. »

Piccoli étudiait le génie mécanique à Concordia quand il a décidé de s’inscrire à sa première épreuve, à l’âge de 22 ans.

Le côté technique des vélos m’intéressait beaucoup. Les données. L’aérodynamisme. Je me suis dit : “Peut-être que je pourrais commencer à faire des contre-la-montre.” C’est juste parti de là.

James Piccoli

L’entraîneur Scott McFarlane l’a remarqué, lui offrant une place dans son équipe, Medique Silber Investments (devenue Silber Pro, puis Floyd’s Pro Cycling). Le nouveau venu a ensuite couru en Italie pour la formation continentale Amore & Vita, où il a connu Woods, avant de revenir au pays chez H&R Block, deux expériences peu concluantes.

Nouvelle « famille »

Pendant un an et demi, Piccoli a poursuivi son chemin comme indépendant sans connaître de grands succès, si ce n’est une victoire à l’obscure Tobago Cycling Classic à la fin de 2016.

« J’ai eu quelques résultats qui montraient un peu de potentiel, mais j’ai eu beaucoup de problèmes mécaniques, des chutes, des crevaisons. J’étais seul, sans soutien technique. »

Le directeur général d’Elevate-KHS, Paul Abrahams, a remarqué ce coureur atypique, à la position un peu étrange, qui fabriquait ses propres souliers en carbone et roulait sur des pneus de 19 millimètres (la norme est de 28).

« Il avait cette formation d’ingénieur, cherchait à profiter de chaque petit avantage, s’est souvenu Abrahams au téléphone hier. Ça le mettait parfois dans des situations précaires, comme cette fois au Tour de Gila [en 2017] où il a crevé alors qu’il était maillot jaune virtuel à la dernière étape. Le dépannage neutre n’a pas pu l’aider à cause de la largeur de ses pneus. »

Je me disais que si ce gars-là avait du bon matériel et du soutien, il pourrait aller loin.

Paul Abrahams, directeur général d’Elevate-KHS

Piccoli a trouvé une « famille » chez Elevate et un mentor en Abrahams, un ancien coureur. « Ils m’ont tout appris sur la façon de devenir un professionnel. »

Il a récompensé sa nouvelle équipe avec une troisième place d’étape au Tour de l’Utah et le neuvième rang au classement général du Tour de l’Alberta. Mais il s’est vraiment révélé l’an dernier avec une victoire inattendue au Tour de Beauce, grâce à une attaque solo in extremis dans les rues de Québec à l’avant-dernière étape.

Confirmation

Autodidacte qui se coache lui-même, il a confirmé cette saison qu’il n’était pas un feu de paille. Son parcours est remarquable : il a terminé premier ou deuxième à toutes les courses par étapes auxquelles il a participé !

En mai, le grimpeur a remporté le Tour de Gila, au Nouveau-Mexique, mais sa récente deuxième place au Tour de l’Utah, où il s’est imposé au prologue, est encore plus impressionnante compte tenu de la qualité du peloton. Pour son retour en Beauce, il a fini deuxième et remporté l’étape reine du mont Mégantic.

C’est vraiment une saison de rêve. J’ai pris une coche. J’ai maintenant 460 points UCI, ce qui me paraissait pratiquement inatteignable au début de l’année.

James Piccoli

Aux yeux d’Abrahams, sa victoire d’étape en début de saison au Tour de Taiwan, où il a réglé au sprint un groupe d’une trentaine de coureurs, a représenté un véritable tournant. « Les routes étaient étroites, le climat humide, c’était très différent de ce qu’il connaît à Montréal. Il a démontré au monde cycliste sa ténacité, son engagement dans le plan de l’équipe, sa capacité à s’imposer sur plusieurs types de terrain. »

Travailleur infatigable, Piccoli a reçu les remontrances de son patron après avoir roulé 41 heures pendant un stage en altitude d’une semaine avant le Tour de l’Utah. « Personne ne bûche aussi fort que James, a affirmé Abrahams. Si quelqu’un prétend en faire autant que lui, il ment. »

Le grand saut

Le directeur sait qu’il perdra Piccoli l’an prochain. Au moment où il cogne à la porte des grandes ligues, le Québécois peut compter sur les conseils de Woods, qui s’est lui-même converti sur le tard au vélo. En 2015, il s’était lui aussi classé deuxième du Tour de l’Utah à l’âge de 28 ans avant de décrocher un contrat WorldTour. Le natif d’Ottawa revendique aujourd’hui une victoire d’étape à la Vuelta et une médaille de bronze aux derniers Championnats du monde.

« Il a été vraiment super gentil, il m’a expliqué comment ça a fonctionné pour lui quand il a fait le saut », a expliqué Piccoli.

Comme Mike, j’ai une trajectoire différente des gars qui viennent d’Europe. On a commencé un peu plus tard, alors j’espère que je serai un peu plus frais physiquement et mentalement passé la trentaine.

James Piccoli

Woods et d’autres lui ont recommandé de ne pas garder uniquement les yeux sur les équipes du WorldTour, où il pourrait se perdre dans la masse. Dans une équipe pro continentale, il pourrait bénéficier d’un rôle plus important et de meilleures occasions pour progresser. « Je ne serais pas surpris qu’il gagne une course par étapes d’une semaine l’an prochain en Europe », a soutenu Abrahams.

Pour l’heure, Piccoli tourne son attention vers les Grands Prix de Québec et de Montréal, où il sera le chef de file de l’équipe nationale canadienne la semaine prochaine.

Après un premier essai en mode découverte l’an dernier (41e et 58e), il vise maintenant un résultat sur deux parcours qui lui conviennent. « Top 10, top 15, top 20 ? Je veux juste faire partie de la course, attaquer, faire quelque chose, prouver que je mérite d’être ici. »

1. Range : Why Generalists Triumph in a Specialized World, David Epstein, Riverhead Books, 339 pages