De son bureau du 45e étage de la Tour IBM, au centre-ville de Montréal, Normand Legault embrasse Montréal du regard. Sur trois côtés, sa table de travail est entourée d'immenses fenêtres. «D'ici, je pourrais faire les bulletins de circulation routière. Je vois tous les ponts, du pont Mercier au tunnel Louis-Hippolyte LaFontaine», lance-t-il à la blague.

De cette remarquable cabine de verre perchée entre ciel et terre, on aperçoit aussi le circuit Gilles-Villeneuve, dont l'ancien promoteur du Grand Prix du Canada, aussi récemment retiré du NASCAR, a été un habitué pendant trois décennies. «En 30 ans dans le business du sport, tu gagnes beaucoup d'expérience et, j'espère, un peu de sagesse, dit-il. Tu restes un passionné, mais en même temps, tu as un regard un peu plus clinique et détaché. Tu regardes la même réalité, mais au lieu d'être au ras des pâquerettes, tu as une vue à 10 000 pieds d'altitude.»

 

Au moment où s'ouvre en Australie la saison 2009 de F1, La Presse a discuté avec Normand Legault des défis qui attendent le Grand Cirque - et des bouleversements qui pourraient le frapper.

 

Q: La crise économique actuelle risque-t-elle de bouleverser l'univers de la F1?

 

R: Oui. La F1 compte plus sur les manufacturiers automobiles qu'il y a 10 ou 20 ans. Six équipes sur 10 l'an dernier (maintenant cinq avec le retrait de Honda) étaient financées par des constructeurs automobiles. Ces constructeurs ne sont pas en difficulté comme GM ou Chrysler, mais ils font face à des contraintes financières importantes. Dans le domaine des automobiles de luxe, les baisses des ventes sont de l'ordre de 25%. Les BMW et les Mercedes sont très affectés.

 

Q: D'autant plus que les commanditaires ne se bousculent plus au portillon...

 

R: Les équipes de F1 sont frappées des deux côtés. Depuis cinq ans, elles ont toutes remplacé la commandite du tabac par des institutions financières, dont certaines sont en très sérieuse difficulté. RBS, qui était commanditaire de Williams et une présence importante sur les circuits, appartient maintenant à toutes fins pratiques à l'État britannique. ING, commanditaire de Renault, a reçu 10 milliards de l'État néerlandais. Crédit Suisse s'est retiré de la commandite de BMW. Banco Santander n'est pas en difficulté, mais a quand même perdu 4 milliards avec affaire Madoff. Et ainsi de suite. Or, quand tu demandes à l'État de te sauver, on s'attend de toi à une certaine prudence fiscale. On ne veut pas te voir boire du champagne au Paddock Club et flamber 100 millions sur une équipe de F1!

 

Q : Que pensez-vous du mouvement qui se dessine en faveur d'une réduction des dépenses en F1?

 

R: Il faut des mesures de contrôle des coûts. La performance absolue ne veut rien dire. Il ne faut pas oublier qu'on fait ça pour l'amateur. Et l'amateur se soucie peu que le moteur tourne à 18 ou 19 000 tours par minute. Il préfère voir deux gars franchir la ligne d'arrivée avec un mètre d'écart et des moteurs à 17 000 tours/minute que de voir Michael Schumacher finir un tour et demi devant tout le monde, à 19 000 tours/minute. On s'en balance qu'il soit à 19 000! Est-ce vraiment important qu'on fasse le tour du circuit Gilles-Villeneuve en 1:21.430 au lieu de 1:21.628? Je ne pense pas. Ce qu'on veut, c'est une course serrée, des dépassements et que l'issue d'une épreuve de 70 tours ne soit pas connue au 43e! Les circonstances économiques nous forcent à revoir les règles du jeu? Profitons-en pour rendre le spectacle plus intéressant - pas pour les ingénieurs, pour les amateurs.

 

Q : Que pensez-vous de la FOTÀ (Formula One Teams Association), que les équipes ont formée l'été dernier pour défendre leurs intérêts face à la Fédération internationale de l'automobile (FIA) et à Formula One Management (FOM), le détenteur des droits commerciaux?

 

R : C'est une initiative intéressante. Quelques semaines avant la réunion de Maranello où la FOTA a été créée, j'avais fait une présentation aux patrons d'équipe, au Grand Prix de Montréal. Je leur disais, pourquoi ne pas vous réorganiser comme une ligue de sports nord-américaine? Quand le Canadien reçoit les Bruins de Boston, il ne demande pas à la Fédération internationale de hockey sur glace d'arbitrer le match. Dans le sport professionnel nord-américain, les ligues ont un bureau des gouverneurs, un commissaire et des vice-présidents qui gèrent le business. Les propriétaires du sport s'auto-gèrent. La LNH ne demande de permission à personne si elle veut agrandir les filets de six pouces!

 

Q : Est-ce que la FOTÀ peut vraiment être un véhicule de changement?

 

R : Je le crois. Ils semblent vouloir. Il y a un bras de fer entre la FOTÀ et Max (Mosley, président de la FIA) et Bernie. On le voit sur la question des médailles et du système d'attribution des points. (Ndlr: Devant les protestations de la FOTA, la FIÀ a mis de côté l'idée de sacrer champion du monde le pilote ayant remporté le plus de victoires, plutôt que celui ayant amassé le plus de points.) Mais j'espère que la FOTÀ va aller plus loin que juste se pencher sur les règlements techniques ou sportifs. Je souhaiterais qu'elle se penche sur le modèle d'affaires de la F1. Il faut s'élever au-dessus de la mêlée pour voir ce qu'on voudrait que la F1 soit. C'est bien beau de mettre des pneus de 17 ou 18 pouces, mais si on lève la tête et que les tribunes sont vides, la largeur du pneu va être une question académique.

 

Q : Les équipes ont-elles la volonté de le faire?

 

R : Je ne sais pas s'il y a une volonté, mais il y a une inévitabilité.

 

Q : Pourquoi?

 

R : Parce que la structure financière de la F1 est problématique et soulève des interrogations. Est-ce que le sport a besoin d'un intermédiaire comme FOM? Ce que dénoncent les équipes, c'est le partage à 50-50 des revenus entre elles et FOM. Pour reprendre le modèle de la LNH, si la ligue coûte 50 millions à gérer, sur des revenus de 1,8 milliards, ça revient à 3%. En F1, le gars qui gère le business te coûte 50% de tes revenus. Il faut se poser ce genre de question.

 

Q : Peut-on imaginer une F1 sans Bernie Ecclestone?

R : Il n'y a plus d'accord Concorde depuis le 31 décembre 2007. Les équipes peuvent partir demain matin. (...) Elles pourraient appeler ça le championnat des Grands Prix du monde. Si tu as Ferrari, BMW, Williams, si tu as Lewis Hamilton, ça ressemble pas mal à la vraie affaire. Ils seraient sans doute libres de faire ça.

 

Q : Et que dit votre boule de cristal?

 

R : C'est une éventualité, mais je ne sais pas s'ils sont rendus là.

 

Q : Vous verriez-vous comme commissaire?

R : Je ne sais pas s'ils me verraient comme commissaire. Jusqu'à présent, on m'a beaucoup consulté sur le concept, mais je ne sais pas.

 

Q : Mais vous ne fermez pas porte?

R : Il n'y a pas de porte encore! (rires)

 

Q : Est-ce que l'incertitude face à l'avenir de la F1 explique en partie que les gouvernements aient refusé d'accéder aux demandes de Bernie Ecclestone dans la tentative de sauver le Grand Prix du Canada?

R : Oui. C'est bien beau d'avoir un accord de cinq ans, mais sais-tu ce que tu vas avoir comme produit ? Qu'arrive-t-il si les prochains Hamilton, Massa ou Kubica sont dans un autre championnat? Qu'est-ce que tu achètes pour 30 millions par an? Qu'est-ce ça garantit ? C'est un peu comme si tu faisais signer un contrat de cinq ans à 10 millions par année à Vincent Lecavalier. Tu ne veux pas que la deuxième année, il décide d'envoyer son beau-frère à sa place!

 

Q : La F1 peut-elle se passer de l'Amérique du Nord?

 

R : C'est la première année depuis la création du championnat du monde, en 1950, qu'il n'y aura pas de course en Amérique du Nord. Les constructeurs ne peuvent pas ignorer ce marché-là. Ils mettent d'ailleurs énormément de pression sur Bernie pour y revenir.

 

Q : Quelles sont les chances de voir la F1 revenir à Montréal?

 

R : Je demeure assez optimiste. Dans les 30 années au cours desquelles Montréal a accueilli le Grand Prix, le GP des États-Unis a eu lieu dans sept endroits différents, sans jamais vraiment marcher. J'ai l'impression qu'en 2011 au plus tard, le Grand Prix du Canada pourrait revenir au calendrier. Montréal reste un excellent endroit pour la F1. Il en coûterait 50 millions pour construire un circuit même temporaire dans des villes comme Philadelphie, Washington ou New York. À Montréal, l'investissement est là. C'est une destination facile pour les équipes. Le décalage horaire fait en sorte que la course est en prime-time en Europe. Et il y a un public confirmé d'amateurs qui connaissent le sport automobile.

 

Q : Sauf qu'il y a un moment qu'avoir des amateurs dans les gradins ne semble plus une priorité en F1...

R : La F1 qui s'en va en Asie ou dans le Golfe, c'est un peu comme la LNH qui essaie d'installer une équipe à Nashville. J'ai vu quelque part que le GP de Bahreïn générait des retombées de 354 millions $. Le Super Bowl génère 250 millions $ et Bahreïn, où les gradins sont vides, en ferait plus? À Montréal, il y avait plus de monde le vendredi que dans plusieurs GP le dimanche. Et les spectateurs n'étaient pas des soldats en civil comme dans certains pays que je ne nommerai pas!

 

Q : Pourquoi cette course vers les nouveaux marchés comme la Chine, Singapour ou Abou Dhabi?

R : Quand CVC Capital Partners a acheté la compagnie de Bernie Ecclestone, il y a deux ans, elle a monté une dette était de près de trois milliards. Elle se chiffre encore à plus de deux milliards. Ça veut dire des intérêts de 240 millions $ par an, plus 300 millions de capital. C'est plus de 500 millions annuellement. Pour arriver, ça te prend des courses à 50 millions! À ce prix-là, ça ne peut être rentable (pour un État organisateur), peu importe comment il calcule la rentabilité. L'Australie a accumulé des pertes de 100 millions $ depuis trois ans. Les Australiens connaissent le sport, ils aiment s'amuser, et pourtant les organisateurs, qui savent ce qu'ils font, perdent 40 millions par an. Pendant combien de temps peut-on endurer ça? Quelqu'un dans l'opposition, dans la population va finir par demander si le jeu en vaut la chandelle. Il faut se poser des questions sur le modèle d'affaires. Si tout est trop cher, on tue la poule aux oeufs d'or.

 

Q : Est-ce ce qui est en train de se produire?

 

R : On voit déjà le château de cartes s'écrouler. La Fédération française de sport automobile a laissé tomber le GP de 2009. Hockenheim n'aura pas de course en 2010, le Nurburgring est en difficulté. Les Chinois remettent en question leur participation après 2010. Si la crise économique se poursuit en Europe, ça va affecter bien du monde.