Au milieu des années 1960, le coeur de Gilles Villeneuve balançait entre l’art et le sport. La forme particulière de sa lèvre supérieure l’empêchait d’embrasser une carrière de trompettiste, une idée qui le travaillait beaucoup. C’est en assistant à un week-end de courses au circuit Mont-Tremblant – au coeur d’une campagne qui n’avait pas essuyé sa première couche de chrome – que l’adolescent a trouvé sa voie.

Au milieu des années 1960, le coeur de Gilles Villeneuve balançait entre l’art et le sport. La forme particulière de sa lèvre supérieure l’empêchait d’embrasser une carrière de trompettiste, une idée qui le travaillait beaucoup. C’est en assistant à un week-end de courses au circuit Mont-Tremblant – au coeur d’une campagne qui n’avait pas essuyé sa première couche de chrome – que l’adolescent a trouvé sa voie.

À cette époque, les Canadiens français allaient à la messe, travaillaient et se tenaient sur le bord de la piste pour voir la course. C’était l’ordre des choses. Je le sais, j’y étais. Nous passions tous la barrière de la même façon: deux sur la banquette avant, trois ou quatre dans le coffre de la voiture, ce qui nous permettait d’acheter plus de bière pour la fin de semaine.

L’ado regardait passer les bolides conduits principalement par des Anglais fortunés et n’en revenait pas : «Y savent pas chauffer!» Dans la multitude des spectateurs, il était probablement le seul à saisir ce détail.

Courses de motoneiges, école de pilotage, Formule 1600, Formule atlantique. Le talent était là, pas l’argent. Gilles Villeneuve avait beau voler des outils et des pièces chez Canadian Tire (il allait un jour s’acquitter de cette dette), c’est l’intervention du millionnaire Gaston Parent qui lui a permis de prendre son élan définitif. En 1976, lorsque des pilotes de F1 sont venus à Trois-Rivières jouer dans une catégorie inférieure et plus facile, Gilles Villeneuve leur a tenu la dragée haute. James Hunt lâchait le mot chez les fauves : faut aller chercher ce Villeneuve, il est très spécial.

L’animal de vitesse

Un p’tit coup de McLaren – Enzo a reçu le message – puis c’était l’arrivée chez Ferrari, dans le sillage de Niki Lauda, un gros baquet à mettre son cul dedans. Mais Gilles ne souffrait d’aucun complexe. Il s’est amené à la scuderia, genre : «O.K., qu’est-ce qui se passe icitte?»

D’aucuns l’ont regardé arriver en se disant : «Ça va lui passer. Il va s’asseoir un peu et apprendre.» Même monsieur Ferrari, qui avait flairé le talent pur, l’animal de vitesse, même monsieur Ferrari pensait qu’il allait parvenir à canaliser cet ouragan dans la soufflerie de Maranello.

Mais c’est la soufflerie qui volé en pièces. Gilles Villeneuve leur a donné un cours complet – la conduite, la mécanique, la mise au point, la stratégie, la maîtrise, le doctorat, toutte – mais il a crashé au milieu du semestre, le 8 mai 1982, au virage Terlamenbosch à Zolder. Une journée – une rarissime – qu’il avait à la rage plutôt qu’à la passion, une histoire de double-crossing de son coéquipier Didier Pironi.

Gilles Villeneuve t’aimait la face ou il ne t’aimait pas. Mais il était attachant et pour peu qu’on se frottait à lui, il devenait sympathique. Mieux, irrésistible. Il était droit, franc, baveux sur les bords mais jamais mesquin. Il était beau, séduisant, une gueule mais surtout une détermination à faire rêver les filles.

Comme il l’avait prévu lui-même, le piccolo canadese n’a pas changé d’un iota, du moins dans son approche de la course automobile. Mais il a diminué le beurre de pinotte et s’est initié au raffinement des tables européennes, il n’était quand même pas fou. Non, en fait oui, Gilles Villeneuve était fou. Et brillant, c’est peut-être là le secret de son génie sur la route. Car c’est bien de génie qu’il faut parler : le jugement parfait à haute vitesse, dans le trafic.

L’Europe était éberluée. Mais le Québec était bien sceptique, surtout après la victoire de Villeneuve au premier Grand Prix du Canada à l’Île Notre-Dame. C’était peut-être arrangé? «Est-il vraiment si bon que ça, ton Villeneuve?» me demandait parfois mon boss à La Presse. Moi qui ne faisais pas la différence entre une bougie et un piston, fallait y croire! Évidemment, c’est le personnage qui m’intéressait, pas la course.

«J’aime la mécanique»

La motoneige a été très utile à Villeneuve en F1, car dans les nuées de cristaux de glace, il savait piloter sans voir. Sous la pluie, quand les pneus soulevaient des gerbes d’eau et rendaient le circuit et les autres voitures invisibles, il mémorisait où précisément se formaient les flaques d’eau. Pour dire Gilles Villeneuve, on raconte souvent l’impensable course de stock-car à laquelle lui et René Arnoux se sont livrés au Paul-Ricard, en 1979. À vrai dire, il y en a eu quelques géniales mais pour moi, la plus excitante a été celle de Watkins Glen, dans l’État de New York, la même année.

Les essais du vendredi se déroulent au sec. Le lendemain, il pleut, mais on annonce sec pour dimanche, alors tout le monde reste dans les box puisque, de tout façon, les temps de la veille ne peuvent être battus pour la grille de départ. Tout le monde, donc, reste dans les box, samedi, sauf un : Gilles Villeneuve. Il en fait rire plus d’un à rouler d’une manière un peu dérisoire dans la flotte, affichant des temps sans intérêt. Mais surprise, le jour de la course, il pleut. Tandis que les voitures, une à une, partent en aquaplaning et s’écrasent dans le décor, Villeneuve contourne calmement les flaques – il ne les voit pas, il a simplement mémorisé où elles sont – et file sans ambage vers la victoire. Messieurs, échec et mât!

Un jour, il m’avait confié : «J’aime la mécanique. Un beau tracteur dans le champ, j’aime ça. Un beau camion, ça vient me chercher.»

Très rapidement, dans l’écurie du Commendatore Enzo Ferrari puis dans le cirque, on comprend qu’on à affaire à un cas. Le pilote de Ligier Jacques Lafitte m’a avoué, sans honte ni détour : «Gagnons des courses pendant que Gilles Villeneuve n’a pas une bonne voiture. Quand il va commencer à gagner, il ne nous restera plus grand’chose.»

Tous les pilotes aimaient Gilles. Certains ont noué avec lui de grandes amitiés, parfois au détriment de leur tranquillité les jours de congé.

Une fois, Patrick Tambay, alors pilote McLaren, a eu la peur de sa vie lorsque le Québécois lui a fait découvrir en 4x4 les flancs escarpés des Alpes maritimes... Gaston Parent en a eu marre et louait une voiture séparément lorsqu’ils débarquaient quelque part ensemble! Pour une simple sortie en bateau, il attachait femme et enfants à leur siège! Et qui montait avec lui à bord de son hélicoptère, paraît-il, ne s’y faisait pas prendre deux fois! Quand il a conduit ma minoune pour que je puisse l’interviewer chemin faisant, on est passé à un cheveux de capoter!

Gilles Villeneuve avait la mentalité des vieux pilotes, l’étoffe des champions d’une autre époque, les Juan Manuel Fangio, Alberto Ascari, Giuseppe Farina, Stirling Moss, Jackie Stewart, il était de cette race. On peut affirmer que des comme lui, après Ayrton Senna, il n’y en a plus eu. La lignée s’est éteinte pour faire place aux comptables, à ceux qui calculent les points pour se bricoler un championnat.

Six victoires...

On dit de Gilles Villeneuve qu’il a été l’un des plus grands pilotes de l’histoire. Certains n’hésitent pas à dire qu’il a été le plus grand de tous. Mais sur quoi se base-t-on, à part un esprit cocardier, pour faire une telle affirmation? Après tout, il n’a jamais été champion du monde et son palmarès – six victoires en 67 courses étalées sur six ans – est en soi assez peu éloquent.

Dans un univers sportif où les nombres ont la parole facile, le pilote québécois a su faire la démonstration de ce qu’on affirme encore très clairement, 25 ans après sa mort, même au-delà de l’ère Schumacher. Les pilotes rivaux, les experts, les journalistes, les connaisseurs qui à l’époque vivaient la Formule 1 au jour le jour vous diront que ces six victoires-là, ce sont probablement six victoires de plus que ne pouvaient donner les «poubelles» que pilotait Villeneuve.

Le mot «poubelle» était de Gilles et il n’hésitait pas à le prononcer, même à proximité d’Antonio Tomaini, Mauro Forghieri, Marco Piccinini ou Enzo Ferrari. Il les renvoyait régulièrement à la table à dessin, à la soufflerie, à la toilette. Ces messieurs pouvaient se bouffer les ongles jusqu’aux coudes en le voyant quitter le box, il n’en avait cure. Pour lui, il n’y avait que deux dénouements possibles à une course: gagner ou perdre, et perdre commençait sur la deuxième marche du podium. À l’approche d’une courbe, s’il n’était pas sûr qu’il fallait lever le pied ou pas, il ne prenait aucun risque et ne freinait pas, sachant que les 21 autres pilotes allaient le faire. Retenons qu’il faisait cela au volant de bolides qui offraient bien peu de sécurité en cas d’accident, comparativement aux voitures d’aujourd’hui.

Des couilles, quoi!

Dès lors, on comprend pourquoi il n’exigeait pas qu’on lui fournisse une monoplace meilleure que le reste du peloton. «Je veux juste une voiture aussi bonne que les autres», m’avait-il un jour certifié. Il savait qu’à armes égales, les autres n’avaient aucune chance...

Gilles Villeneuve connaissait bien sa valeur. Il ne se prenait pas pour un autre, il n’était pas un demi-dieu.

En ce qui le concerne, le mot «demi» sera toujours de trop.