(Trois-Rivières) Quatre-vingts. C’est le nombre de joueurs qui ont disputé au moins une partie avec les Lions de Trois-Rivières cette saison. L’équivalent de quatre équipes complètes.

Un record ? Probablement. Du moins, je n’ai rien trouvé de mieux dans le grand grimoire du hockey professionnel.

« Sérieux, c’était complètement fou », raconte l’entraîneur-chef Éric Bélanger. « Un jour, j’ai croisé un gars dans le stationnement de l’aréna. Je lui ai demandé s’il jouait pour nous ce soir. Il m’a répondu oui. Tout allait tellement vite, je ne le savais même pas ! »

Comment les Lions en sont-ils arrivés là ?

Ce fut le résultat d’une cascade de problèmes. Un peu comme dans le film La foire aux malheurs, avec Tom Hanks, lorsque la maison s’écroule. Il y a d’abord eu des rappels. Puis des blessures. Puis des magouilles des adversaires. Puis la COVID-19. Puis des clubs pourvoyeurs ont fermé le robinet. « À un moment donné, confie le directeur général Marc-André Bergeron, on ne choisissait même plus les joueurs. On prenait ceux qui étaient disponibles le soir même. »

PHOTO FRANÇOIS GERVAIS, ARCHIVES LE NOUVELLISTE

Marc-André Bergeron, directeur général des Lions de Trois-Rivières

Pour les néophytes, les Lions n’évoluent pas dans une ligue de garage. C’est une équipe professionnelle de troisième division, associée au Canadien de Montréal et au Rocket de Laval. En gros, quand le Rocket a besoin d’un joueur, il va puiser dans l’alignement des Lions. C’est donc normal qu’il y ait du mouvement de personnel pendant la saison. « Habituellement, une équipe dans notre ligue aura besoin d’environ 46 joueurs, explique Éric Bélanger. Mais là, on est rendus presque au double. »

Les ennuis ont commencé dès les premières semaines de la saison. L’infirmerie du Canadien débordait. Celle du Rocket aussi. Plusieurs Lions furent appelés en renfort. Pour les remplacer, Marc-André Bergeron a fait appel à des joueurs de la Ligue nord-américaine de hockey (LNAH), un circuit semi-professionnel bien implanté au Québec.

« On est les petits nouveaux dans le hockey québécois. On a voulu être de bons partenaires. Par respect pour les clubs de la LNAH, on essayait de prendre des gars qui ne jouaient pas le même soir que nous. » D’où le nombre élevé de joueurs différents issus de la LNAH dans l’alignement des Lions.

Jusque-là, tout allait bien. Puis des adversaires des Lions se sont mis à les picosser, comme des petites mouches fatigantes. Comment ? En réclamant au ballottage des joueurs de la LNAH, même s’ils savaient très bien que ces semi-professionnels n’avaient aucune intention de déménager en Pennsylvanie ou dans le Maine. Puisque ces joueurs refusaient leur nouvelle affectation, ils étaient automatiquement suspendus. Cela a forcé les Lions à rappeler encore plus de joueurs différents.

Marc-André Bergeron n’en revenait pas.

« Si on commence en plus à se nuire et à se mettre des bâtons dans les roues entre nous autres, c’est un peu ridicule », laisse-t-il tomber.

Dans notre ligue, les équipes sont dans le trouble deux, trois semaines par année. À ce moment-là, tu dois faire appel au gars qui habite à côté de l’aréna. Mais nous, ça a duré… quatre mois !

Marc-André Bergeron, directeur général des Lions de Trois-Rivières

Car après les blessures et les manigances des adversaires, c’est la COVID-19 qui a frappé. Très fort. Vous souvenez-vous, en décembre, quand presque tous les joueurs du Rocket étaient rendus avec le Canadien ? Eh bien, ceux des Lions les remplaçaient à Laval. Et les remplaçants des remplaçants, à Trois-Rivières, sont à leur tour tombés malades. Ça s’est passé pendant un voyage aux États-Unis. Pour que les 11 personnes infectées puissent revenir au pays, le club a dû louer six camions U-Haul.

Complètement dingue ?

Attendez, le meilleur s’en vient.

Une fois l’épisode de la COVID-19 terminé, le club a encaissé une autre balle courbe. Cette fois, de la part des clubs de la LNAH, qui ont décidé de fermer le robinet. Fini, les rappels. Les joueurs qui allaient sauter la clôture s’exposaient à une suspension de 18 mois. Marc-André Bergeron s’est donc tourné vers les ligues seniors de la région. Transparence totale : à ce moment-là, il ne connaissait pas les joueurs.

« Il y a une limite à ce que je suis capable de voir et de connaître. Je me suis fié sur les DG et les coachs. Je leur demandais, par exemple, un centre capable de jouer en supériorité numérique. Ils connaissent leur ligue mieux que moi. »

Les gars ont joué avec cœur. Mais la barre entre les rangs amateurs et professionnels était parfois un peu haute.

« La réalité, explique Marc-André Bergeron, c’est que dans le senior AAA, il y a des gars qui ont des bonnes jobs. Ça leur tente peut-être moins de jouer au hockey. Ils jouent moins souvent que la LNAH, alors que chez nous, on est sur la glace tous les jours. Quand les gars jouent entre eux le vendredi soir à Louiseville, ils ne s’en rendent pas trop compte. Mais quand tu prends leur meilleur joueur et que tu le mets avec nous, là, tu réalises l’écart. Ce n’est pas qu’il n’est pas assez bon. C’est qu’il est rendu ailleurs dans sa vie. »

À travers tout ça, les Lions ont fait quelques expériences. Un ami de Marc-André Bergeron, Jean-François David, 39 ans, est venu jouer trois matchs – 10 ans après avoir disputé son dernier match chez les pros. Pierre-Luc Létourneau-Leblond, ancien dur à cuire des Devils du New Jersey, est aussi sorti de sa retraite, à 36 ans, le temps d’une partie. Oui, il s’est battu.

À un moment donné, Marc-André et moi, on s’est demandé si on allait revenir au jeu…

Éric Bélanger, entraîneur-chef des Lions de Trois-Rivières

Vraiment ? À 41 et 44 ans ?

« Oui, on y a pensé. On se disait qu’avec trois ou quatre semaines d’entraînement, on pourrait se remettre en forme. Ça nous prenait un minimum de joueurs. J’aurais pu jouer trois ou quatre shifts. Mais on ne pouvait pas. Un règlement de la ligue nous empêche d’être joueurs et dirigeants en même temps. »

Éric Bélanger a joué 15 ans chez les pros, dans quatre pays différents. Je lui ai demandé s’il avait déjà vécu une situation semblable ailleurs.

« Non. Nulle part. Ni comme joueur ni comme entraîneur. Écoute, c’était une affaire après l’autre. À un moment, tu te demandes : coudonc, ça va arrêter où ? »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Éric Bélanger, entraîneur-chef des Lions de Trois-Rivières

Pas évident pour l’esprit d’équipe. Ni pour implanter un système de jeu, et l’enseigner à des réservistes qui débarquent à l’aréna quelques heures avant un match important. « Ça, c’était la job de mon adjoint Pascal [Rhéaume], indique Éric Bélanger. Pascal a été très, très, très bon pour montrer notre système aux nouveaux joueurs. Il l’a fait… »

La tête de Pascal Rhéaume émerge du cadre de la porte.

« … 87 fois ! »

Ça, c’est le nombre de joueurs différents qui ont signé un contrat avec les Lions. De ce groupe, 80 ont disputé au moins une rencontre, selon les statistiques officielles.

« Chapeau ! Crédit aussi aux joueurs. Honnêtement, ils ont très bien fait. Grâce à eux, on a réussi à sortir la tête de l’eau. »

Mieux que ça. Malgré les vagues, les tempêtes et les ressacs, les Lions ont terminé la saison avec 34 victoires et 35 défaites. Au troisième rang de leur division. Un résultat étonnant pour un club d’expansion. Ça leur a même valu une place en séries éliminatoires, une réussite dont les dirigeants des Lions sont particulièrement fiers.

« On a été capables d’improviser et de se revirer sur un dix cennes, explique Éric Bélanger. Si j’ai une leçon à retenir de la saison, c’est que ta planification, elle doit être plus que top notch. Tu as beau te préparer 25 heures de suite, à la 26e heure, ça se peut que tu doives tout recommencer parce que tu as huit gars qui pognent la COVID, et six autres qui sont rappelés à Laval. Il faut être capables d’en rire aussi.

— Es-tu capable d’en rire ?

— Là, je suis capable. Mais quand on glissait au classement, c’était plus difficile. »

Marc-André Bergeron, lui, est heureux de voir que sa vision pour les Lions est fonctionnelle. « Au nombre de joueurs d’ici qu’on a employés, on a prouvé qu’il y a de la profondeur au Québec. Qu’on peut gagner avec des Québécois. Au début de la saison, j’avais deux souhaits : avoir un club composé majoritairement de Québécois, et gagner le dernier match de la saison. Le premier objectif est atteint. »

Et le deuxième ?

« On a encore une chance. »

Les Lions reçoivent les Growlers de Terre-Neuve, mardi et jeudi, au Colisée Vidéotron de Trois-Rivières.