Dans la cour d’école, en 1986, la carte de hockey de Mike Bossy valait cher. Au moins 10 cartes communes.

« Dix ?

— Ben là, as-tu vu ses stats en arrière ? »

Au dos de sa carte O-Pee-Chee, la colonne des buts était irréelle : 53-69-51-68-64-60-51-58-61. Neuf saisons consécutives de plus de 50 buts. Ses neuf premières, en plus. Combien d’autres joueurs, dans l’histoire de la Ligue nationale de hockey, ont accompli cet exploit ?

Aucun.

PHOTO DENIS COURVILLE, ARCHIVES LA PRESSE

Michael Bossy et John Tonelli au cours d’un match des Islanders de New York contre le Canadien au Forum de Montréal, le 22 mars 1979

Personne, non plus, n’a réussi plus de buts par match que lui. Pourtant, Bossy est resté dans l’ombre des autres grands francs-tireurs.

Pourquoi ? Parce qu’il a brillé avant la multiplication des chaînes sportives. Avant les montages sur YouTube. Avant que les buts spectaculaires ne deviennent viraux sur les réseaux sociaux.

À l’époque, on « savait » qu’il était bon. Sa carte O-Pee-Chee le prouvait. Mais on ne le « voyait » pas aussi souvent à la télévision que Guy Lafleur, Peter Stastny ou Michel Goulet. Deux ou trois fois par saison, si vous suiviez le Canadien ou les Nordiques. Quatre à six fois, si vous suiviez les deux clubs. Plus les séries éliminatoires. Plus une poignée de matchs internationaux.

Chaque fois, c’était un privilège. Car Mike Bossy ne décevait jamais les amateurs de hockey.

Plus la scène était grande, plus l’attaquant québécois se surpassait. À la Coupe Canada de 1981, il a marqué dans tous les matchs – sauf un. En 1984, il a inscrit quatre buts lors d’une rare visite au Forum de Montréal. En 129 parties éliminatoires, il a marqué 85 buts. C’est un meilleur ratio que Guy Lafleur. Que Wayne Gretzky. Que Maurice Richard.

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

Michael Bossy dans l’uniforme d’Équipe Canada au Forum de Montréal, le 17 août 1981

Buts par match en séries*

Mario Lemieux 0,71
Mike Bossy 0,66
Barry Pederson 0,65
Maurice Richard 0,62
Cam Neely 0,61
Wayne Gretzky 0,59
* Au moins 20 buts

Mike Bossy, c’est le joueur le plus difficile à affronter de toute la LNH, a déjà déclaré l’ancien défenseur du Canadien Rick Green. Je rappelle que Wayne Gretzky jouait en même temps. « Quand je pense à [Bossy], racontait Guy Lafleur en 1986, je pense à un gars calme, posé, un gentleman… qui vient malheureusement de réussir deux ou trois buts contre mon équipe ! »

Pas surprenant que dans la ruelle, tout le monde ait rêvé d’être Mike Bossy.

PHOTO JEAN GOUPIL, ARCHIVES LA PRESSE

John Ogrodnick, Rick Green, Patrick Roy et Adam Oates, le 22 novembre 1986

Sauf que la vie de vedette de Mike Bossy, elle, ne fut pas toujours rêvée.

Mike Bossy venait d’un milieu modeste. Il a grandi dans un quatre et demie, à Montréal, avec neuf frères et sœurs. C’est dans la cour de la résidence familiale qu’il a développé son lancer foudroyant, en tirant des milliers de rondelles sur une planche en bois.

Dans le junior, il se démarquait nettement des autres. Malheureusement, c’était à l’époque des Broad Street Bullies et de Slap Shot. Trop souvent, le talent était réprimé par la violence et l’intimidation. Il en a souffert. Grandement.

Dans une lettre qu’il a rédigée à 60 ans au garçon fragile qu’il avait été à 14 ans, il a confié avoir été marqué par les assauts répétés de ses adversaires.

« Des gens t’en voudront d’être un compteur. Des équipes vont te cibler, big time. Tu seras attaqué par-derrière. Tu recevras des coups vicieux. Tu seras mis complètement K.-O. par des mises en échec dans ton angle mort. Dans le futur, ces coups deviendront une blessure sérieuse. Une commotion cérébrale. Tu ne le sais pas encore, mais tu en subiras plusieurs. »

Ton nez sera cassé. Tes côtes seront fêlées. Ces abus laisseront aussi des traces sur ton âme. Psychologiquement, tu auras du mal avec le fait de monter dans l’autobus et de savoir que le prochain match sera violent. Pendant de longs trajets, tu te demanderas : pourquoi je fais ça ? C’est quoi, le but ?

Mike Bossy

Lisez la lettre sur le site The Player’s Tribune (en anglais)

Son aversion à la violence au hockey – un combat qu’il mènera toute sa vie – l’a privé d’une carrière avec le Canadien de Montréal. Selon le recruteur du Tricolore Ronald Caron, Bossy était incapable de jouer lors des parties robustes. « Va le voir jouer à Sherbrooke », avait-il lancé à un collègue ébloui par la vedette du National de Laval. Au 10rang, le Canadien lui a donc préféré Mark Napier. Cinq choix plus tard, les Islanders de New York venaient de trouver leur future vedette.

À son premier camp d’entraînement, Bossy a promis à ses patrons de compter 50 buts dès sa première saison. Un pari audacieux ; seulement trois joueurs de la LNH avaient atteint ce plateau l’année précédente. Et pas les moindres : Steve Shutt, Guy Lafleur et Marcel Dionne. Mais Bossy a tenu parole. Il en a inscrit 53. La saison suivante, à seulement 21 ans, il terminait en tête de la ligue, avec 69.

Autant Bossy était timide à l’extérieur, autant, sur la patinoire, il était explosif. Le trio qu’il formait avec Bryan Trottier et Clark Gillies fut longtemps considéré comme le plus menaçant au monde.

« C’est le meilleur trio que j’ai affronté », a reconnu le centre Ryan Walter, du Canadien, à la fin de sa carrière. « Trottier et Gillies étaient forts et robustes. Bossy pouvait nous tuer avec ses buts. »

Après 10 saisons dans la LNH, Mike Bossy avait déjà gagné le trophée Frank Calder. Le Conn Smythe. Le Lady Byng, trois fois. La Coupe Stanley, quatre fois. Il avait aussi été nommé cinq fois au sein de la première équipe d’étoiles. Il avait tout pour battre le record de buts de l’histoire de la LNH. Tout, sauf l’essentiel – la santé.

PHOTO MIKE BLAKE, ARCHIVES REUTERS

Mike Bossy remporte son troisième trophée Lady Byng, le 10 juin 1986
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Des maux de dos, qu’il attribuait à une blessure à un genou subie dans son adolescence, ont mis fin abruptement à sa carrière. Il n’avait que 30 ans. Il a tenté de s’accrocher. Il a pris une année sabbatique pour guérir. En vain.

Contrairement à bien des hockeyeurs québécois des années 1980 qui sont restés aux États-Unis après leur carrière, Mike Bossy a choisi de revenir s’installer ici.

TQS l’a recruté comme analyste. Encore là, il a affronté l’adversité. Un conflit avec un collègue l’a poussé à démissionner. Une grosse histoire, qui avait alimenté la chronique pendant des semaines.

CKOI lui a donné une deuxième chance, dans son émission matinale, aux côtés de Normand Brathwaite. Un contre-emploi parfait. Bossy y a révélé son petit côté givrage sucré, qui l’a rendu fort sympathique auprès du grand public. Ces dernières années, ses interventions comme analyste, à TVA Sports, étaient toujours teintées d’humour. Pertinentes. Punchées. Bossy avait gardé le sens du spectacle. Comme la fois où il avait déjoué Steve Penney et Doug Soetart à quatre reprises, à Montréal.

Des performances inoubliables.

Repose en paix, gentleman compteur.