(Pékin) « Empêcher Kamila Valieva de concourir aux Jeux olympiques lui causerait un tort irréparable. »

C’est ce qu’écrivait le Tribunal arbitral du sport, lundi, pour justifier sa décision de permettre à la patineuse russe de poursuivre ses Jeux de Pékin, malgré un contrôle antidopage positif. Un jugement qui a très, très mal vieilli. C’est plutôt la participation de Valieva à l’épreuve individuelle qui lui aura causé un tort irréparable.

J’ai eu le malheur d’assister en personne à son implosion, jeudi soir, au Palais omnisports de la capitale. Oui, le malheur. Personne ne souhaite voir une enfant de 15 ans s’effondrer sous ses yeux, sans pouvoir intervenir.

Que s’est-il passé, exactement ?

Pour son programme libre, Kamila Valieva, grande favorite de la compétition, avait choisi de patiner sur le Boléro de Maurice Ravel. Sa chorégraphie était ambitieuse ; elle avait notamment prévu trois quadruples sauts. Sauf que dès son deuxième saut, un triple axel, elle a perdu pied à l’atterrissage. Dès lors, la chaîne a déraillé. Valieva a raté son enchaînement suivant, un quadruple boucle-triple boucle. Elle a ensuite perdu l’équilibre lors d’une transition, avant de chuter après une triple boucle.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La chute de Kamila Valieva

Du haut de la tribune, le crash était insupportable.

Imaginez-vous dans ses patins, un instant.

En athlétisme, quand une sprinteuse connaît une mauvaise journée, elle est juste un peu plus lente que les autres. C’est tout. Au baseball, lorsqu’un lanceur perd le marbre, on le remplace. C’est tout. Mais au patinage artistique, quand une patineuse dérape, ça paraît. Et elle ne peut pas être remplacée. Elle doit rester seule, sur la glace. Elle doit terminer son programme, à visage découvert. Avec le sourire, si possible. Et compter dans sa tête les secondes qui la séparent du kiss and cry, où elle sera mitraillée par les photographes et les caméramans.

Je ne sais pas comment Kamila Valieva a fait pour se rendre au bout de son programme. Mais dès la dernière note du Boléro, elle s’est décomposée. Elle a fait un signe de la main droite. Genre : « D’la m*rde. » Elle a tenté de retenir ses larmes. En vain.

C’était cruel. Me sont venus ces mots de Daniel Bélanger : allez boucher l’affluent de la mer Noire, quelqu’un.

À sa sortie de la patinoire, Valieva a croisé son entraîneuse, la très sévère Eteri Tutberidze, sous les projecteurs depuis deux semaines en raison du test positif de sa protégée. Il n’y a eu aucune accolade. Plutôt une remontrance. « Pourquoi as-tu cessé de te battre ? », lui a demandé la coach. « Explique-moi ça. Tu as abandonné après ton triple axel. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Kamila Valieva parle avec son entraîneuse, Eteri Tutberidze

Valieva n’a pas répliqué. Elle a enfilé un masque noir et est allée attendre son résultat, dans la zone kiss and cry, où, jeudi soir, il y a eu peu de bisous, mais beaucoup de larmes. Les juges ont rendu leurs notes : 141,93. Insuffisant pour un podium. La jeune Russe, inconsolable, a pleuré pendant de longues minutes.

Ailleurs dans l’aréna, c’était le silence.

Un silence lourd.

Un silence de plomb, brisé seulement par une musique de fond à laquelle personne ne portait attention, comme dans la salle d’attente d’un cabinet de dentiste. Tous les regards étaient portés vers cette enfant de 15 ans, qu’on aurait voulu arracher à l’emprise de son entraîneuse pour la placer sous la direction de la protection de la jeunesse.

Valieva s’est réfugiée sous les gradins. Les organisateurs ont alors sorti le tapis bleu, pour une cérémonie que personne n’avait prévue 15 minutes plus tôt – le podium devait être annulé si Valieva terminait parmi les trois premières, avait annoncé le Comité international olympique. Après le drame, les réjouissances, pensions-nous.

Eh bien, non.

La médaillée d’argent, Alexandra Trusova, a fondu en larmes à son tour. Pas à cause du sort de sa compatriote Kamila Valieva, avec qui elle s’entraîne sous les ordres d’Eteri Tutberidze. À cause de sa note. Son programme était techniquement le plus relevé de l’histoire olympique. Elle a tenté cinq quadruples sauts. Une proposition inédite. Ce fut quand même insuffisant pour battre une autre élève de Tutberidze, Anna Shcherbakova, championne du monde en titre.

« J’haïs ça ! », a-t-elle lancé à son entraîneuse, devant les caméras de télévision.

PHOTO KIRILL KUDRYAVTSEV, AGENCE FRANCE-PRESSE

Alexandra Trusova a terminé deuxième, malgré cinq quadruples sauts.

Je ne veux plus faire de patinage artistique du reste de ma vie. Jamais. Je n’irai pas à la cérémonie. Tout le monde a une médaille d’or, sauf moi.

Alexandra Trusova

Elle faisait référence à Shcherbakova, médaillée d’or dans l’épreuve individuelle, mais aussi aux autres patineurs russes – dont Valieva – qui ont remporté le concours par équipes, la semaine dernière.

Trusova est finalement montée sur le podium, avec les yeux rougis et le regard de Sansa Stark, l’air de dire : un jour, vous allez tous payer. Une marche plus haut, Shcherbakova affichait un sourire timide, visiblement incapable de profiter pleinement de son triomphe. Elle a d’ailleurs déclaré en conférence de presse, quelques minutes plus tard : « Je vais avoir besoin de quelques jours pour comprendre tout ce qui vient de se passer. »

Ces 15 minutes furent une fenêtre grande ouverte sur toute la laideur du sport d’élite, lorsque des adolescentes sont poussées à bout par des adultes assoiffés de gloire et sans discernement.

On y a vu la haine.

La colère.

La jalousie.

L’épuisement.

L’écœurement.

L’humiliation.

Souhaitons seulement que cette soirée traumatisante serve de déclencheur pour un grand ménage dans les mœurs du patinage artistique. Et que les autorités retourneront toutes les roches dans l’enquête de dopage de Kamila Valieva.

Des adultes ont gâché l’adolescence de cette jeune fille.

Il faut les trouver, et les punir.