J’ai souvent vu des athlètes mettre fin à leur carrière pour entamer des études en médecine. Mais l’inverse ? Un étudiant en médecine quitter sa formation, s’inscrire dans un club de soccer semi-pro à Outremont et devenir, cinq ans plus tard, champion continental… de volleyball ?

Jamais.

Jusqu’à ce que je rencontre Yassine Kassis.

Son parcours est unique. Surréaliste. Extraordinaire. Encore à ce jour, Yassine se demande comment il s’est retrouvé au poste de libéro de la Tunisie au dernier championnat d’Afrique de volleyball. « Les autres joueurs, ce sont tous des professionnels. Des gars qui gagnent leur vie avec le volley », indique-t-il. Alors que lui, seul amateur du groupe, a dû déneiger des entrées pour boucler ses fins de mois et payer ses études universitaires à Montréal.

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Yassine Kassis est né il y a 25 ans dans la région de Sfax, sur le bord de la mer Méditerranée, en Tunisie. Enfant, il s’intéresse surtout au soccer et au karaté. Ce n’est que vers 12 ans qu’il commence à jouer au volleyball, un sport populaire dans son pays.

« En Tunisie, tout en haut, il y a le soccer. C’est comme le hockey ici. Après, il y a le volleyball. Je dirais que c’est l’équivalent du soccer ou du football au Canada », m’explique l’ancien capitaine de l’équipe tunisienne Ghazi Guidara, aujourd’hui entraîneur-chef de Yassine avec les Carabins de l’Université de Montréal.

À 15 ans, Yassine est recruté par un club professionnel en Tunisie. Sauf que dans sa famille, la priorité est accordée aux études. « Mon père est technicien supérieur. Ma mère est professeure de sciences naturelles. Ils ont toujours valorisé les études. Si je voulais continuer de jouer au volleyball, je devais aller à l’école. C’était obligatoire. Heureusement, j’avais de bonnes notes. »

Ses bonnes notes lui permettent d’être accepté dans un programme de médecine. Le sport devient alors secondaire. Pendant deux ans, Yassine passe ses cours, avec succès. Mais sans passion.

Le problème ?

« La médecine, c’est trop de par cœur, dit-il. Je préfère les mathématiques. La physique. Penser. Réfléchir. Et puis, il faut le dire, je n’aime pas trop le sang ! »

À l’aube de la vingtaine, Yassine abandonne la médecine. Il souhaite poursuivre ses études en sécurité informatique, au Canada. Par l’intermédiaire d’un entraîneur de volleyball, il entre en contact avec Ghazi Guidara, qui vient lui aussi de Sfax, et qui vient d’immigrer au Québec.

Petite parenthèse. Quand je vous ai présenté Ghazi, un peu plus tôt, je ne vous ai pas tout dit. Ghazi, c’est une légende du sport en Tunisie. Deux participations aux Jeux olympiques. Quatre aux Championnats du monde. Quatre fois champion d’Afrique, aussi. Donc quand je raconte que Yassine contacte Ghazi, c’est un peu comme si un jeune étudiant canadien appelait Russell Martin, Laurent Duvernay-Tardif ou Patrice Bernier pour obtenir des conseils de vie.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

L’entraîneur-chef des Carabins de l’Université de Montréal, Ghazi Guidara

Après avoir discuté avec Ghazi Guidara, Yassine Kassis postule pour un visa étudiant et l’obtient. Il déménage au Québec et s’inscrit dans un programme de sécurité informatique. Le volleyball ? Ce n’est plus dans les plans. Il rejoint plutôt le club de soccer semi-professionnel Mont-Royal Outremont. Mais après quelques mois, le volleyball lui manque. Ghazi Guidara lui recommande d’appeler Mélanie Desrochers, du club Celtique, à Montréal.

« Je suis allé à quelques entraînements, raconte Yassine. Puis j’ai fait un tournoi avec le club. Puis des tests pour intégrer Équipe Québec. » Les dirigeants de l’équipe provinciale sont impressionnés par son niveau de jeu. Les Carabins aussi. Et peu de temps après, devinez qui devient le nouvel entraîneur-chef de l’équipe de l’Université de Montréal ?

Hé oui.

Ghazi Guidara.

« Au début, Ghazi était un peu strict avec moi, se souvient Yassine. Il m’a dit : “Tu dois faire les sélections. Si tu es bon, je te garde. Sinon, tu ne feras pas partie de l’équipe.” »

Les premières semaines représentent un bon défi pour Yassine. « Je comprenais le français, mais je ne parlais pas. J’ai tout appris grâce aux autres joueurs de l’équipe, qui ont été vraiment patients avec moi », confie-t-il, dans un français absolument parfait.

La première saison, Yassine est confiné à un rôle de réserviste. Les deux suivantes, il fait sa marque au sein de la ligue universitaire – jusqu’à ce que la pandémie mette fin aux activités du circuit. « En Europe, ailleurs dans le monde, les équipes continuaient de jouer. Mais pas ici », indique Yassine.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Yassine Kassis

En parallèle, l’équipe nationale de Tunisie, qualifiée pour les Jeux olympiques de Tokyo, cherche à rajeunir son effectif. Ghazi Guidara y voit une occasion pour son protégé. Avec des collaborateurs, il prépare un dossier et l’envoie à deux dirigeants de l’équipe nationale qu’il connaît bien – un ex-coéquipier et un ancien coach. C’est ainsi que Yassine obtient une invitation au camp d’entraînement préolympique.

« Jusqu’au dernier moment, révèle Yassine, même après avoir acheté le billet d’avion, je n’y ai pas cru. »

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Yassine Kassis débarque en Tunisie quelques semaines avant les Jeux olympiques de Tokyo. C’est la première fois en trois ans qu’il retrouve ses parents.

Je ne leur avais pas expliqué la raison exacte de ma visite. En arrivant, je leur ai annoncé que j’avais un rendez-vous le lendemain. Avec qui ? m’ont-ils demandé. Avec l’équipe nationale de volleyball, leur ai-je répondu. Ils étaient étonnés, et super contents. Dans ma région natale, à Sfax, c’est devenu une grosse histoire.

Yassine Kassis

Dans l’entourage de l’équipe nationale aussi. Imaginez la scène si un étudiant québécois exilé sur un autre continent – dont personne n’a jamais entendu parler – était soudainement invité au camp de l’équipe canadienne de soccer en vue de la Coupe du monde.

« Les gens devaient se demander qui tu étais, non ?

— Exactement. Ils m’ont posé plein de questions [rires]. Nous étions trois libéros. C’est resté comme ça pendant longtemps. Ils en ont finalement gardé un seul pour les Jeux. » Réserviste, Yassine ne s’est pas rendu au Japon. Mais ses entraîneurs lui ont demandé de ne pas retourner immédiatement à Montréal. Ils allaient avoir besoin de lui pour le Championnat d’Afrique. Le plus important tournoi sur le continent. En septembre, Yassine s’est donc rendu à Kigali, au Rwanda, avec les autres membres de l’équipe nationale.

« C’était comme dans un rêve. Eux, ce sont des pros, qui gagnent leur vie grâce au volley. Moi, j’étais là pour le fun. Pour m’amuser. Pour l’expérience. Je n’étais jamais stressé. Toujours content. Chaque jour passé en équipe nationale, c’était un bonus pour moi. »

Il a disputé deux parties. Son équipe a remporté le tournoi. « Quand j’ai entendu l’hymne national de la Tunisie, à l’aréna de Kigali, ce fut le plus beau moment de ma vie… »

PHOTO FOURNIE PAR LA FÉDÉRATION TUNISIENNE DE VOLLEYBALL

Yassine Kassis, au centre en bleu, avec ses coéquipiers champions d’Afrique

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Aujourd’hui, Yassine Kassis est de retour à Montréal. Il est inscrit à la maîtrise à l’Institut québécois d’intelligence artificielle, le MILA. Il poursuit aussi sa carrière de volleyeur avec les Carabins de l’Université de Montréal. « C’est un super milieu. Les infrastructures ressemblent à celles des équipes professionnelles, et je peux concilier le sport et mes études », dit-il, satisfait.

Et qu’arrivera-t-il dans un an et demi, après avoir disputé sa dernière saison d’admissibilité dans le circuit universitaire ? Il n’en a aucune idée.

« À court terme, la Tunisie participera à la Coupe du monde l’année prochaine. Je pourrais y aller. À long terme, je suis ouvert à tout. Je jouerai peut-être pro. Une année. Ou deux. Ou trois. Mais pas toute ma vie. Pour chaque année perdue en apprentissage automatique [machine learning], tu accumules du retard. Mon souhait dans la vie, conclut-il, c’est vraiment de travailler ici, en intelligence artificielle. »